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La drôle de mise en Seine d'Ingrid Astier

Dimanche 20 décembre 2009 - Ingrid Astier n'est pas une inconnue en littérature. Cette hédoniste était plutôt du genre à aimer les mises en bouche, et à jouer les apprenties-saucières. Avec Quai des Enfers, c'est une autre cuisine qu'elle nous a mijoté. Sa première dans le domaine policier. La Seine bouillonne, mais ce ne sont pas des yeux qui remontent à la surface, mais des cadavres que repêchent inlassablement une Brigade fluviale aux personnages bien trempés...
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© Hélie Gallimard



k-libre : La Seine et la Brigade fluviale sont deux de vos protagonistes principaux. Comment vous en est venue l’idée ?
Ingrid Astier : L’eau exerce sur moi une fascination. Je ressens un fort parallèle entre l’écriture et la plongée. Quai des enfers est le récit d’une descente. D’où l’attraction de cette ligne dynamique (la flèche), qu’est la Seine. Dans la ville, ce fleuve est autant ruban qu’entaille. J’aime cette duplicité.
Quant à la Brigade fluviale, quel service peut rivaliser avec son potentiel romanesque ? Un bateau-mouche va à quatorze kilomètres par heure sur la Seine, le Cronos de la Fluviale (un Zodiac), à quatre-vingt-dix kilomètres par heure... Or, le romanesque, c’est souvent une question de rythme qui s’accélère, ou qui s’étend à l’infini. Et puis, six millions de touristes sillonnent la Seine chaque année. Je suis partie d’un simple constat : sur ces millions de personnes, combien se représentent la Seine d’en dessous ? Quai des enfers est un roman qui restitue les strates, qui fait passer de la surface à l’épaisseur, grâce aux plongées des policiers du fleuve, mais aussi au regard des pêcheurs. Le reflet de mon autre fascination — pour les mille-feuilles...

Avez-vous assisté au travail de cette brigade ? Si non, allez-vous y assister ? On pourrait vous suivre en mission ?
Bien sûr ! Le projet n’était pas envisageable sans cette plongée dans le réel. L’écriture commence sur le terrain, pour en prendre le pouls et décider de la marge de l’imaginaire. J’ai grandi en pleine campagne, avec un frère aîné très sportif. Voilà sûrement pourquoi j’ai un besoin effréné d’action, de péripéties. On le retrouve dans le combat final du roman, aux accents chevaleresques.
À la Brigade fluviale, j’ai eu la chance de tomber sur des hommes qui respectaient mon imaginaire. C’est un très beau service, tourné vers le sauvetage. Des hommes qui remontent la Seine à la nage, parfois à contre-courant... Le commandant de la Fluviale et les plongeurs ont été les premiers à sentir que, d’une certaine façon, l’imaginaire de Quai des enfers existait vraiment... Je n’ai pas peur de dire qu’après avoir lu ce roman, on accède à une vision unique de la Seine. Quant à me suivre, c’est l’objet de tout le roman, non ?

Si on compare votre construction aux meilleurs des épisodes des "Cinq dernières minutes", (vous prenez la Seine, montrez les différentes faunes qui la peuplent), le prenez-vous comme un compliment ? Était-ce l’une de vos sources d’inspiration ?
Les "Cinq dernières minutes" ? Vous rencontrez ici mes lacunes… Mais je vous fais confiance ! Là où je tombe d’accord avec vous, c’est sur le mot "faunes". Il y a un côté territoires et expéditions, presque jungle dans Quai des enfers. Je pense à une pièce de Brecht, qui s’intitule Dans la jungle des villes… À y réfléchir, c’est le titre parfait pour résumer les derniers chapitres du livre.
Mais la Seine, c’est toute la Seine, des amoureux aux prostituées, en passant par les plongeurs, les pêcheurs et les SDF. Quant aux sources d’inspiration, elles sont très précises : d’un côté, j’ai voulu déplier la Seine, ausculter ses mystères, de l’autre, mon imaginaire était stimulé par deux tableaux. L’un, RX, de Francesco Granducato, représente une tête de mort avec des roses rouges en relief plantées dans les orbites. Il m’hypnotise par sa beauté vénéneuse. Cette rencontre de la mort et de la beauté, cet étrange télescopage, tout est là.

Connaissez-vous Antoine Chainas qui utilise certains personnages (le chanteur mansonien), des crimes rudes, un lieu comme la Morgue un peu comme vous ?
J’apprécie beaucoup l’univers romanesque d’Antoine Chainas. Nous avons l’obsession du corps en partage. Du corps dans toute son extension, sans a priori. En revanche, la scène d’autopsie à l’IML, qui arrive assez rapidement dans le roman, me semble avoir sa couleur bien à elle. Olivier Barrot m’a fait très plaisir en m’avouant qu’elle ne ressemblait à aucune autre.
Plus largement, je crois qu’il se passe vraiment quelque chose dans la "Série noire", qu’on retrouve l’esprit d’une famille, avec des tempéraments variés, mais une colonne vertébrale commune.

Comment concevez-vous les espaces de respiration que vous écrivez (les actions et intrigues parallèles : amours des personnages, leur passé évoqué, vacances à la mer, etc.) ? Quel intérêt l’écrivain que vous êtes voit-il dans ces passages ?
Un roman policier est un jeu avec les nerfs. Un jeu évidemment très érotique, entre le désir et sa frustration. Le plan d’un roman policier n’est pas un monstre froid, je me le représente d’une façon tridimensionnelle, physique, un peu comme les montagnes russes. Sans le compte à rebours de la crémaillère, son séquençage étiré et irrémédiable, pas de préparation au speed et au lâcher-prise. La jouissance vient de l’attente et de l’irréversible. Ces "espaces de respiration" que vous évoquez sont ma crémaillère. Ce ne sont surtout pas des pauses. Le moindre détail sert un dessein romanesque, que le lecteur saisira à rebours. Comme les mentions anodines mais récurrentes des anguilles. Quant à l’amour et au passé des personnages, ce sont des tissages nécessaires pour ne pas créer de personnages-squelettes. J’aime que mes personnages aient du corps, de la densité, qu’ils ne soient pas des marionnettes dociles. En ce sens, ils deviennent... des personnes.

Vous alternez des développements précis, et à certains moments l’histoire s’accélère et vous réglez un "problème" en quelques lignes (la mort du deuxième coupable par exemple). Comment l’expliquez-vous ?
Je crois au contraire n’avoir laissé aucun problème de côté. Rien n’est gratuit dans Quai des enfers. Rien ne vient faire tableau. Je raconte, d’abord et avant tout, une histoire. Il est normal de varier le tempo, à l’exemple d’une course. Le roman policier est d’ailleurs une course-poursuite. Avec le temps, la mort, le destin, l’amour. Ce que j’appelle le Grand Banal. Celui qui peut occuper toute une vie... Quant à la mort du deuxième coupable, elle est plus rapide pour restituer son incroyable brutalité ! Aussi invraisemblable qu’elle paraisse, cette mort a vraiment eu lieu. Pour l’anecdote, un chef de service de psychiatrie a même mimé la scène à quatre pattes pour la reconstituer. Et, régulièrement, nous discutions avec une psychiatre des meurtriers du livre comme de cas cliniques avérés...

Que pensez-vous des tentatives artistiques limite (les cadavres en expo récemment, par exemple) ? Par leur rapport au crime en série (la fascination pour Hannibal Lecter) ?
La liberté est l’un de mes fers de lance. On n’oblige personne à assister à une exposition. Je pense bien sûr à Our body, mais aussi au "scandale des cadavres" (en fait en marbre) de Maurizio Cattelan. Et si l’art ne vient pas perturber nos référents et faire bouger nos mentalités, qui le fera ? Je ne suis pas pour la violence gratuite, mais je ne suis pas, non plus, pour l’occultation du corps. Les gens se sont trop éloignés du corps, devenu étranger. Aujourd’hui, avec l’éclipse des notes animales, même les parfums sentent la morale ! Le corps est une incroyable machine, et j’encourage tout ce qui cultive le sens du sacré (qui transcende le religieux). D’où mon respect pour l’anatomie, discipline majeure à mon sens. J’avais trouvé que l’exposition Traces du sacré, au Centre Pompidou, signait bien notre époque. Après la Mort de Dieu sonnée par Nietzsche, la Mort du Sacré... Quai des enfers est parcouru par cet amour de la médecine et de la botanique, qui ramène à un simple mouvement de considération des choses, de révérence au monde par l’acuité. Le rachat par le regard, en somme.

Vous multipliez les personnages aux vocations artistiques : l’artiste central, le chanteur... Pourquoi ?
Bien vu. Un journaliste, Gaël Golhen, a glissé une hypothèse intéressante : il voyait en chaque personnage l’incarnation d’un art, au sens des Muses de la mythologie.
L’art est ma respiration naturelle. Parce qu’il est le lieu de résistance pour la liberté et la révolte. Je crois aux manifestes artistiques, à leur ricochet sur le monde. Car seul l’art (et l’amour) peuvent encore réveiller l’émotion. Dans l’émotion, on renoue avec ce qu’il y a de plus humain en nous. À rebours du quotidien, qui nous constitue en machines.
Jim Troppman incarne la peinture, la sculpture et la photographie, Greg G. la musique et le chant, Rémi (le plongeur) la poésie épique via la lecture, Lily (la plongeuse) la poésie lyrique, le Dandy (de la Crim') l’éloquence, Camille Beaux (le parfumeur) les sens, l’odorat en tête, la Mort la tragédie, Jo Desprez les hymnes sacrés, Steve Mac Beef et Piero Ludo — le SDF et le garde-pêche — la comédie, et Bella réunit beauté plastique et beauté des sentiments.
C’était aussi un hommage rendu à la musique, sans laquelle je n’écris pas une ligne.

La blanquette est-elle un hommage indirect à Maigret ? Qu’apporte-t-il, lui — pas la blanquette — à votre roman, hormis le fameux Quai des Orfèvres ?
La blanquette est le symptôme qui permet de rendre compte de ma vision des personnages... Je les cultive jusqu’à l’obsession, jusqu’à ce qu’ils deviennent autonomes. Jo Desprez, le commandant de la Brigade criminelle qui mène l’enquête, est arrivé un jour à un stade de maturité. C’est son univers qui dictait ses goûts. Cela peut sembler étrange mais c’est ainsi. Je travaille les personnages à l’écoute. Ce n’est bien sûr pas une question de voix, mais d’obsession. Et Jo Desprez aimait la blanquette. Ce plat allait avec son classicisme, son besoin d’être conforté par des rituels en famille, de chercher du robuste et du crémeux pour adoucir son quotidien. Mais son classicisme est contemporain : Jo mange donc de la blanquette à la vanille.
Je serais incapable de dire si c’est un pied de nez moderne à son prédécesseur... Jo Desprez doit bien plus à un vrai commandant du quai des Orfèvres qu’à Maigret... En revanche, sans Simenon, jamais je n’aurais autant rêvé de visiter le 36. Avant de passer la porte du 36 pour découvrir le "bureau Maigret", j’ai fait des repérages du quai des Orfèvres, à vélo, pendant des mois !

Le nain, âme damnée, est une figure un peu stéréotypée. Pouvez-vous en dire plus ?
Tricky, le nain du roman, est un personnage auquel je suis très attachée. Je ne le crois pas plus (ni moins) stéréotypé que le choix d’un ancien boxeur chez Ellroy dans Le Dalhia noir ou d’une prostituée chez Vargas.
Dans le roman policier, il ne faut pas redouter de jouer avec les codes. Ensuite, seul importe le moment où le stéréotype est dépassé par la faculté d’incarnation du personnage, sa capacité à excéder.
Tricky incarne pour moi à la fois un personnage droit sorti d’un roman d’espionnage, et les marges — la zone qui m’intéresse le plus. Il est entre l’enfant et l’adulte. D’ailleurs, il devient la voix du directeur artistique, comme un poète, intermédiaire entre le divin et l’humain. Et j’aime ces personnages dépassés par leur destin.

La quatrième de couverture évoque vos goûts, mais ne dit rien des écrivains dont vous vous sentez proches, ceux que vous admirez, ceux auxquels vous aimeriez être comparée. Pouvez-vous en dire plus ?
Je ne crois pas beaucoup aux filiations. Ou alors, il faudrait rendre justice à toute ma bibliothèque : à mes goûts comme à mes aversions. J’écris justement pour rejoindre un monde qui n’existe pas, qui n’est suscité que par cet espace sans lieu, fragile et ténu, sans cesse menacé par le quotidien : l’imaginaire. Comme lorsque vous vous passez une musique en boucle, pour ne plus en sortir et qu’elle finit par absorber la pièce dans laquelle vous vous situez. J’écris pour rejoindre ce trou noir, et, parfois, c’est vrai, y rester.
Me comparer, ce ne serait alors rendre justice ni aux autres, ni à ma différence.
Toutefois, certains écrivains me donnent envie d’écrire : comme Ellroy, D.O.A., Victor Hugo… Mais, d’abord et avant tout, j’écris pour supporter le quotidien, qui se situe à la lie du réel et l’épuise.

Vous sentez-vous l’envie de conduire une série autour de Duchesne et de Beaux, ou souhaitez-vous passer à "autre chose" ?
Je ne peux pas passer à "autre chose" : je suis allée trop loin pour chercher mes personnages. Sincèrement, j’ai besoin de les retrouver. Pire, je suis ennuyée d’en avoir fait mourir certains, car là, vous vivez la disparition d’un univers, d’une couleur propre à chacun.
On retrouvera donc la plupart de mes personnages (les vivants !). Ils ont beaucoup de réserve. C’est l’avantage de les laisser se déployer. Plus vous les stimulez, plus ils répondent par la complexité. Cela renvoie à l’une de mes passions : prendre le sac de mes amis et le vider entièrement, pour traquer le détail, de la marque du paquet de mouchoirs jusqu’à la moindre carte ou photographie du portefeuille. Je suis bouleversée par ces fragments de l’intime. Ils me jettent dans l’envie de raconter une histoire, de fixer le passage...

Un auteur, justement, prend-il un risque en se lançant dans une série avec des personnages forts, auxquels il risque d’être lié au détriment de son identité propre ? Vous vous appelez vraiment Ingrid Astier ?
S’il y a un risque, tant mieux ! Je ne cherche pas à maîtriser mon imaginaire, c’est lui qui fixe les règles. Au contraire, dans un premier temps, je lui demande de me déborder, de m’emporter, presque au sens de la noyade. Ensuite viendra le temps, patient et froid, de la reprise. Un travail de petite main, laborieux, qui nécessite le regard impartial de l’éditeur.
D’une certaine façon, je n’ai pas besoin d’exister à côté de ma création. L’œuvre éclipse la personne. Mon "identité propre" n’a donc aucun poids par rapport à la nécessité d’écrire. Tout ce que je vis n’a de sens que dans la perspective de nourrir l’imaginaire. Et l’imaginaire est un ogre... Je ne crois d’ailleurs pas à "l’identité propre". Car l’écriture distend à l’infini ce que l’on pourrait être. Dans cette logique, je n’ai pas eu à adopter de pseudonyme, pour me retrancher derrière une pseudo-identité. L’écriture surexpose, c’est un fait, assumons-le : l’imaginaire est ce que l’on a de plus nu. Alors, mon nom et mon prénom, c’est bien le minimum...

Dernière et sempiternelle question : votre prochain roman est déjà écrit ? Chez votre éditeur ? Dans vos tiroirs ?...
Le prochain roman est en cours, il fermente avant de lever. Je suis dans la phase la plus jouissive : celle où je demande au réel de faire ricocher mon imaginaire. Je frappe fort dans la balle jusqu’à ce que le réel réponde avec la même intensité, comme au tennis. Le repérage des lieux importe beaucoup. À l’image des cimenteries, de la Crim' ou du square Montsouris à Paris dans Quai des enfers. Je provoque des rencontres au sens fort, pour collecter des chocs. Ces chocs lanceront l’écriture. Sans ébranlement, pas de nécessité.
Ensuite, certaines scènes s’imposent, comme des hallucinations. Écrire, c’est donner corps à ces hallucinations. Il sera question d’optique et de cirque, et bien sûr de Seine avec la Fluv’ et la Crim' — le sujet (comme Los Angeles pour Ellroy) est inépuisable.


Liens : Ingrid Astier | Quai des enfers Propos recueillis par Laurent Greusard

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