Perfidia

En prison, il comprit rapidement qu'il ne savait pas se battre. Il ne savait d'ailleurs rien de ce qui était nécessaire pour sauver sa peau. Il dut tout réapprendre. Et il apprit d'abord l'humiliation.
Frédéric Paulin - 600 coups par minute
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Roman - Noir

Perfidia

Historique - Guerre - Corruption - Complot MAJ dimanche 31 mai 2015

1941

Lorsque nous étions jeunes, une dissertation tarte à la crème offerte aux élèves du lycée proposait de travailler sur la différence entre Corneille et Racine, deux hommes de théâtre qui peignaient différemment les êtres. Nul doute que James Ellroy aurait choisi de raconter qu'il préfère la version où l'on peint les hommes tels qu'ils sont. Et c'est sans doute là la définition du roman noir. L'on retrouve dans ce nouvel opus la marque de fabrique du grand romancier américain : les hommes sont mus par leurs pulsions et par leurs désirs de pouvoir. Cela va du plus frustre, tel ce tueur japonais qui court les rues la nuit pour attraper des hommes et les violer, jusqu'à la sophistication ultime des grands corrupteurs de l'âme humaine qui vont, eux, jusqu'à payer des maraîchers pour que ces derniers rendent impropres à la culture leurs propres champs. Entre nous aurons toutes les variables : ceux qui donnent des coups et frappent pour le plaisir, ceux qui sont persuadés de répondre à des volontés divines, ceux qui vont utiliser la misère humaine pour réussir.
En effet dans ce nouveau volet ouvrant une nouvelle tétralogie (dont ce premier tome peut se lire indépendamment d'une suite) nous allons suivre les événements qui ponctuent la vie de Los Angeles au courant du mois de décembre 1941. Le récit s'ouvre (ou presque) par l'attaque surprise japonaise sur Pearl Harbor. Très vite, le roman nous montre des personnages qui savaient que l'attaque allait avoir lieu, mais dont l'idée générale était de ne rien dire et d'en profiter pour réaliser de grosses affaires juteuses.
Comme souvent chez James Ellroy, d'autres vont également profiter des événements pour des délires savamment orchestrés - des marchands qui sortent des affiches anti-Japonais, des gangsters qui entendent rénover des souterrains pour y cacher, contre paiement, des riches Japonais et se disent que l'on pourrait les engager en même temps pour tourner des films pornographiques, des médecins spécialistes de chirurgie esthétique qui prétendent exercer leurs talents pour transformer les visages trop japonais en d'autres lisses et plus chinois. Et l'auteur va multiplier les scènes de violence exacerbé qu'il sait décrire. Ici, notamment un groupe de Japonais qui tentent de forcer un barrage de la police mexicaine, la manière dont on va détruire un sous-marin japonais après l'avoir pillé ou la façon de détruire le portrait, méthodiquement, d'un adversaire. Pour rire, James Ellroy fait même passer un jeune officier américain, obsédé sexuel, préoccupé plus par ses galipettes que par la guerre qui s'amorce et poursuit ainsi ses coups de griffe contre JFK.
Mais Perfidia n'est pas uniquement l'histoire d'un roman qui continue, imperturbable, le sillon tracé depuis des années dans l'œuvre du romancier. Tout d'abord, en nous plongeant dans le passé, en nous présentant des personnages dont nous suivrons les aventures dans des livres déjà publiés (merci d'avoir indiqué en final la liste des personnages et des romans dans lesquels ils reviendront/sont revenus), James Ellroy crée un système impressionnant de vases communicants sur la genèse de certains de ses personnages (si Dudley Smith est déjà en germe le policier que nous retrouverons puissant dans les autres textes, il montre aussi un Blanchard commençant sa carrière, par exemple). Habituellement, dans une série, l'on suit la progression des acteurs. Ici, c'est une sensation étrange et nouvelle de découvrir les prémices de leurs activités. Et surtout une réussite de construction.
Nouveauté peut-être dans l'univers décrit, James Ellroy introduit des personnages féminins plus complexes, plus attachants, moins objets - c'est notamment le cas de Kay Lake dont les extraits de journaux intimes donne une image passionnante ou de Bette Davis. Le roman est aussi l'occasion pour l'écrivain de renouer avec un coté dostoievskien des "héros" qu'il décrit, moins manichéen. Évidemment les policiers sont plus occupés à violer, à magouiller des alliances avec des truands pour liquider ou voler l'argent d'autres truands, en laissant des preuves incriminant des gangsters qu'ils honnissent, et le cœur du roman est aussi la façon de créer un coupable crédible plutôt que de chercher le vrai assassin. Mais si nous prenons Dudley Smith, il cherche une forme de rédemption et de recherche de la pureté dans une relation amoureuse qu'il noue avec Bette Davis. En même temps, il est prêt à s'abandonner à la délicatesse, mais sur une phrase qu'elle dit, il va abattre, au hasard, un Japonais dans la rue, et alors qu'il veut changer, il ne peut s'empêcher d'essayer de faire glisser l'actrice dans ses combines plus ou moins foireuses.
Le roman racontant aussi l'entrée en guerre des Américains (avec les remous que cela pose car beaucoup doivent concilier les engagements politiques racistes, voire nazis avec leur patriotisme qui va les engager contre les nazis et les Japonais, eux aussi obsédés par la pureté raciale), et il était logique qu'en son cœur devaient se dérouler des intrigues mettant en scène des Japonais. Le personnage central est donc Ashida, le seul Japonais employé par les forces de la police, scientifique, qui doit mener seul son enquête mais doit composer avec les luttes de clan à l'intérieur de la police. À cet égard, le début du roman le montre, utilisant ses compétences pour défaire et casser les multiples micros et systèmes de surveillance et d'enregistrement qui défigurent les bâtiments de la police, tellement ils sont nombreux.
Toute l'intrigue tourne autour de la découverte de quatre Japonais, une famille, semblant s'être suicidée pour éviter des représailles - car ils savaient que Pearl Harbor allait arriver. Mais l'enquête montre que tout est bien plus complexe, qu'ils sont à la fois des coupables et des victimes innocentes d'enjeux qui les dépassent, les sacrifices nécessaires pour que le monde continue à tourner, pour que l'argent rentre dans les poches de certains. Régulièrement, comme pour rappeler ce sacrifice, les enquêteurs reviennent dans la maison du crime, pour y chercher un indice, une preuve, de manière illégale parfois, mais avec ce sens de l'obsession propres aux personnages ellroyens.
Écrit dans un style plus classique que les romans précédents, comme s'il avait atteint les limites de ses distorsions de la langue et de la syntaxe dans ces mêmes romans antérieurs, ou parce que revenir en 1941 oblige à plus de respect, Perfidia se base sur une structure complexe mais maîtrisée à l'extrême, sur une valse perpétuelle entre personnages antagonistes, dont aucun n'est délaissé ou caricaturé, mais présenté dans sa volonté de réussir. Lors de ses débuts, James Ellroy, dans certaines interviews, annonçait qu'il serait le plus grand écrivain noir de tous les temps. Je ne sais s'il faut créer de tels podiums pour les écrivains mais, avec ce nouveau texte, il signe une pierre importante et imposante dans le piédestal qu'il se construit. Il sait rester fidèle à ses obsessions tout en se renouvelant et en nous offrant un récit de huit cents pages qui se dévore et qui ne peut se lâcher.

Citation

Tout le monde espionnait tout le monde. Tout en jouant la comédie de la courtoisie. C'est là ce que révélait l'éducation catholique qu'ils partageaient.

Rédacteur: Laurent Greusard dimanche 31 mai 2015
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