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Quand Le Déjeuner sur l'herbe devient un cauchemar
Dans ces romans aux traques épouvantables, il s’attache, à travers une héroïne émouvante, à montrer les difficultés, les conséquences des choix et les responsabilités des médecins spécialisés confrontés à des pathologies psychiques lourdes.
Avec Obscura il quitte le domaine contemporain pour explorer les sources de la psychiatrie moderne. À la médecine, il associe la peinture, une de ses passions, pour une intrigue captivante tant sur le plan des péripéties que sur celui de la découverte du quotidien d’un médecin généraliste, d’un asile d’aliénés ou de l’esprit d’un tueur fou.
Journaliste de métier, Régis Descott mène, pour chacun de ses livres, un travail approfondi de recherche et d’investigation. Ainsi, c’est un véritable reportage qu’il nous propose à chacune de ses histoires. Ses livres recèlent ce côté authentique et prenant de la réalité/fiction.
Rencontre avec un auteur talentueux pour découvrir Obscura, son nouveau roman qui paraît en janvier 2009.
© Thibaut Le Maire
k-libre : Est-ce en vous documentant sur la psychiatrie pour vos précédents romans que vous avez eu envie de revenir aux sources de cette discipline ? Ces sources se situeraient-elles vers la fin du XIXe siècle ?
Régis Descott : L’héroïne de Pavillon 38 et de Caïn & Adèle, mes précédents romans, est inspirée d’une psychiatre qui dirige actuellement l’Unité pour Malades Difficiles Henri Colin à Villejuif ainsi que le service psychiatrique de la maison d’arrêt de Fresnes. C’est elle qui m’a donné les clefs de cet univers. Au cours de mes recherches, je suis tombé sur des textes d’aliénistes comme Esquirol, dont la finesse des observations cliniques en effet m’a fait entrevoir d’extraordinaires perspectives romanesques.
Vous évoquez essentiellement deux grands aliénistes : Émile Blanche et Jean-Martin Charcot. Le premier tient une place conséquente dans votre roman car : "son œuvre est immense". Pourquoi faire dire de lui, par l’un de vos personnages : "Mais par rapport à Charcot, c’est un dinosaure" ?
Les opinions exprimées par les personnages ne reflètent pas nécessairement celles de l’auteur ! Cela dit, si Blanche était un grand praticien qui a soigné des gens comme Nerval ou Maupassant, Charcot était un découvreur. Avec ses travaux sur l’hypnose, il a ouvert des perspectives immenses. Il a d’ailleurs compté parmi ses "élèves" un certain Sigmund Freud…
Dans Obscura, la médecine partage la vedette avec la peinture. Vous faites figurer cette dernière sous deux états, pourrait-on dire : les matières et pigments servant à la constitution des bases et l’œuvre accomplie, en l’occurrence celle d’Édouard Manet. Pourquoi avoir retenu ce peintre ?
Manet est considéré comme le chef de file de l’impressionnisme. Et puis les scandales que certaines de ses toiles ont provoqués, tout comme leurs sujets - je pense notamment aux nus du Déjeuner sur l’herbe et de L’Olympia -, servaient parfaitement mon dessein romanesque. Sa peinture a un côté frontal, ne serait-ce que par le regard des modèles qui fixent le spectateur droit dans les yeux, qui à mon sens se prêtait bien au crime. Sans compter que ces deux tableaux ont eu pour modèle la même femme, Victorine Meurent, détail là encore riche de promesses romanesques…
Vous faites dire de l’œuvre de ce peintre : "La peinture révolutionnaire de Manet n’est-elle pas une invention dans les arts ?" ou "… une parodie macabre d’une des toiles les plus modernes jamais peintes". Confirmez-vous ces jugements et pourquoi ?
Il n’y a qu’à voir l’exposition Picasso au musée d’Orsay autour du Déjeuner sur l’herbe et les innombrables variations que suscite encore ce tableau incroyable, tout comme celles autour de L’Olympia, je pense notamment au photographe américain Joel-Peter Witkin, aux images si dérangeantes.
Et puis ce qui est fascinant chez Manet, et qui a très certainement amplifié le scandale, un scandale très largement supérieur à ce que les œuvres les plus subversives peuvent provoquer aujourd’hui, c’est que c’était un immense peintre, qui possédait une technique digne des plus grands et s’inscrivait directement dans leur lignée. On peut notamment citer Velasquez et Goya.
Jean Corbel, votre héros, est un médecin "de quartier" qui se consacre aux déshérités. Est-il inspiré d’un personnage réel ?
Jean Corbel représente à mes yeux le médecin idéal, qui se soucie du sort de ses patients, leur consacre l’essentiel de son temps, vit sa pratique comme un sacerdoce et possède un diagnostic sûr. Alors la médecine a énormément évolué depuis, et la comparaison serait difficile, notamment avec les progrès de la pharmacopée grâce auxquels les médecins sont moins démunis qu’à la fin du XIXe siècle, mais j’ai notamment pu penser à un jeune médecin de village qui exerce dans le Vaucluse, comme à tous ceux que je ne connais pas mais qui chaque jour se dévouent pour soulager leurs patients.
"Obscura" est le surnom que se donne la jeune prostituée qui fait basculer le destin de Jean Corbel. Comment peut-on définir son rôle et son influence sur le destin du jeune médecin ?
Obscura c’est l’étincelle qui va tout faire sauter dans l’existence de Jean Corbel jusque-là équilibrée entre Sibylle, sa compagne, sa pratique et ses patients. Une femme à la fois provocante, impudique et vulnérable qui va littéralement l’obséder puis le faire vaciller. C’est la femme dont la simple apparition va l’entraîner dans un engrenage dont, au départ, il ne peut rien soupçonner. Obscura permet de révéler la faille de Jean qui, sans elle, serait apparu comme un personnage un peu trop monolithique, une sorte de médecin idéal. Elle donne son nom au roman parce qu’elle est centrale dans ce livre. Au-delà de l’intrigue, elle en est presque sa raison d’être. Elle m’a permis d’écrire un thriller qui est aussi un roman d’amour.
Vous confrontez votre héros à des meurtres commis pour reconstituer les œuvres d’Édouard Manet comme :Déjeuner sur l’herbe, Olympia et Le Joueur de fifre. À votre connaissance, y a-t-il eu des criminels qui ont réalisé ce que vous décrivez ? Vous êtes-vous fondé sur un fait divers plus ou moins proche pour bâtir votre intrigue ?
En 1865 certains critiques ont comparé L’Olympia à un cadavre allongé sur une table de la morgue. C’est de là qu’est partie l’idée. Pas de référence à un fait divers particulier donc. Mais j’ai découvert depuis que Le Dahlia Noir, serait un sinistre hommage à Man Ray qui à l’époque vivait à Los Angeles. D’après Steve Hodel, l’auteur de L’Affaire du Dahlia noir, l’assassin d’Elisabeth Short serait son propre père, le docteur George Hodel, et la position dans laquelle a été retrouvé le cadavre serait un hommage macabre à l’œuvre photographique de Man Ray, ami du médecin…
Vous émaillez votre histoire d’extraits de traités de médecine légale… Ces extraits s’intègrent parfaitement dans le déroulement de l’intrigue. Mais qui de l’œuf ou de la poule… Ces extraits servent-ils à construire vos développements ou viennent-ils seulement conforter la construction de vos péripéties ?
J’ai seulement commencé à écrire après des mois de recherches, pour une bonne part effectuées dans des traités de médecine de l’époque, et il est évident que la documentation a joué un rôle dans la construction de l’intrigue. Il m’est arrivé d’avoir l’impression de tomber sur des pépites et de ressentir l’excitation d’un chercheur d’or découvrant un filon. La description de décomposition cadavérique avec les termes de l’époque en est un exemple, tout comme celle du suicidé au gaz qui écrit lui-même ses impressions tandis que le gaz envahit la pièce. Il était pour moi impensable de ne pas les intégrer au roman. S’il se dégage de ce dernier une quelconque force, une quelconque vérité, c’est en grande partie de tels apports qu’il les tire.
Vous vous appuyez également, pour étayer votre intrigue, sur une donnée médicale en vogue à cette époque : la dégénérescence héréditaire. Cette pathologie, qui semble avoir fait d’énormes ravages au XIXe siècle, a-t-elle régressé ?
La thématique de la dégénérescence est centrale dans l’œuvre de Zola, elle est présente dans certaines nouvelles de Poe, Huysmans s’est également penché sur la question dans A rebours, ou encore Jean Lorain dans Monsieur de Phocas. Elle était donc en effet très en vogue au XIXe siècle. Elle est intéressante parce qu’elle situe l’origine de certains troubles du comportement, ou de certains vices ou défauts d’ordre moral, dans l’histoire familiale de chacun. Elle permet ainsi de déresponsabiliser les personnages, d’en faire les jouets d’une destinée.
Alors savoir si cette pathologie a régressé… Ce qui est certain c’est que les qualifications médicales ont évolué et que ce terme n’est plus employé. Là encore, il marque le XIXe siècle.
Vous décrivez la situation matérielle des médecins : "60 % de ceux-ci ne gagnaient pas de quoi vivre décemment. Le médecin du Sénat touchait moins que le concierge." Cette profession était-elle dans des conditions aussi précaires ? Peut-on avancer des raisons à cette situation ?
J’ai trouvé toutes ces informations dans l’excellent ouvrage de Pierre Darmon sur la vie quotidienne du médecin parisien en 1900. Tous ces faits sont exacts. Et c’était d’autant plus terrible que les études de médecine représentaient pour la plupart un sacrifice énorme. Alors la désillusion devait être immense ensuite. Il y avait surtout d’immenses disparités, avec des médecins tirant le diable par la queue et d’autres qui faisaient fortune. Mais les choses ont-elles vraiment changé ?
Vous exposez les ravages de la tuberculose et surtout de la syphilis. Cette dernière maladie a-t-elle fait autant de dégâts au XIXe siècle. Manet n’en est-il pas mort à 51 ans ?
À la question "Avez-vous jamais eu la vérole ?", Maupassant répondit en riant : "Oui, toutes les maladies infantiles. Tout le monde l’attrape dans sa jeunesse." Ce qui était terrifiant avec cette maladie, c’est qu’elle se manifestait par trois phases, la dernière étant la plus virulente (on pouvait se retrouver défiguré, avec le nez ou les gencives rongés), mais qu’il était impossible de prévoir quand cette phase tertiaire apparaîtrait. Il pouvait se passer jusqu’à trente ans avant la dernière manifestation, le temps d’oublier la maladie (ou de se croire guéri) et de contaminer la terre entière ! Quant à Manet, il l’aurait attrapée lors d’un voyage au Brésil quand il avait seize ans.
Vous mettez en parallèle les couleurs issues des pigments et matières telles qu’on peut les retrouver sur la palette d’un peintre avec celles des lésions, bubons et autres affections que le médecin trouve sur ses patients. Peut-on en faire une comparaison ?
Mon personnage principal, le docteur Corbel, connaissant bien la peinture par son père marchand de couleurs, j’ai trouvé intéressant de m’appuyer sur les pigments pour décrire les lésions cutanées. Ça donne au médecin un côté un peu obsessionnel tout en opérant un lien naturel entre médecine et peinture. À cette époque où la photographie n’était qu’en noir et blanc, les traités de médecine étaient émaillés de descriptions très imagées. La couleur des syphilides était ainsi comparée à celle du maigre de jambon.
Pour décrire les patients du docteur Blanche, vous êtes-vous servi de cas réels dont vous auriez pu trouver une relation dans un traité de médecine ?
Là encore, la plupart des patients de Blanche évoqués correspondent à des cas que lui ou d’autres aliénistes ont eu à traiter. J’ai notamment trouvé très poétique le cas de la femme aux abeilles qui avait peur d’ouvrir la bouche de peur qu’un essaim en sorte. D’autres m’ont amusé à cause de la ruse déployée par les médecins pour leur faire entendre raison. Un temps où la chimie n’avait pas encore fait sa percée dans la médecine de la folie et où les délires n’étaient pas étouffés comme aujourd’hui.
"Un criminel d’habitude" : était-ce le terme officiel employé en 1885 pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui un serial killer ? Pourquoi n’a-t-on pas gardé ce vocable ? Etait-il trop "doux" dans sa prononciation ?
Jolie expression n’est-ce pas ? Même si aujourd’hui elle paraît un peu désuète. Comme dans beaucoup de domaines, l’anglais est passé par là et l’expression "serial killer" s’est imposée chez nous. Le terme de "série" a sans doute plus d’impact : tueur en série, loi des séries…
Vous évoquez la reconstitution de tableaux, à l’identique, avec des modèles vivants. Était-ce une pratique courante ?
Zola l’évoque dans La Curée. Et Degas s’est amusé à poser devant l’objectif d’un photographe dans une parodie de L’Apothéose d’Homère par Ingres. Mais quand l’un de mes personnages fait poser la prostituée d’une maison close en Olympia, il s’agit de montrer la déviance dans laquelle il est engagé et les prémisses d’un engrenage qui s’avérera fatal, celui dans lequel sont si étroitement liées création artistique et folie. En l’occurrence folie homicide.
Dans une précédente interview, vous déclariez à propos de l’autopsie : "Je préfère m’épargner ce type de spectacle dont j’ai eu assez de descriptions pour ne le souhaiter à personne." Pourquoi faites-vous, dans Obscura, des descriptions de pathologies physiologiques et mentales, d’infections, de la décomposition des chairs d’un réalisme confondant ?
Pour la plupart ces descriptions empruntent des termes, des comparaisons et des expressions de l’époque. Les incorporer était un moyen d’ancrer le roman au cœur du XIXe siècle. Et puis elles sont là pour faire contrepoids : d’un côté il y a la révolution industrielle, l’apparition de l’électricité, le développement des chemins de fer et des transatlantiques à vapeur, les découvertes de Pasteur, l’impressionnisme, une société qui croit au progrès, et de l’autre il y a ça : les maladies qui n’épargnent aucune couche de la société, contre lesquelles les médecins sont encore très démunis, et cette menace qui plane. Le contraste entre la beauté de l’art et la laideur de la mort.
Liens : Régis Descott | Obscura Propos recueillis par Serge Perraud