Contenu
Grand format
Réédition
Tout public
152 p. ; 21 x 15 cm
ISBN 978-2-36749-018-2
Coll. "ArtNoir"
Sous les croûtes, la beauté
Intéressante démarche de la part d'un éditeur d'art de se lancer dans le roman policier. Même si la collection semble en panne, nul doute que les titres seront repris dans des collections poche grand public. L'objet est plat avec les tranches noires ce qui lui donne un peu l'aspect d'un boîtier de DVD, et la photo de couverture signée Sharon Stepman a un petit côté fantomatique bienvenu même si, dans le titre qui nous intéresse ici, un détail de peinture XVIIe aurait été plus adéquat. Il s'agit du premier roman de Patrick Weiller qui a fait des études de médecine avant de pratiquer la psychiatrie hospitalière. Mais sa passion de l'art et plus particulièrement de la peinture ancienne l'a rattrapé au point qu'il fut, pendant près de douze ans, antiquaire "ambulant", traquant des bonnes affaires vendues à des collègues ou des musées, avant d'ouvrir une galerie à son nom rue du Faubourg Saint-Honoré, en 1995, où il se spécialisa dans les peintures du XVIIe siècle.
C'est donc un professionnel qui sait de quoi il parle. Le Jugement de Salomon fait référence à cette scène biblique où deux femmes se disputent un bébé devant le roi qui ordonne de le couper en deux pour les mettre d'accord. Une femme cède aussitôt. Salomon en déduit que c'est la mère et arrête le geste du soldat. Voilà pour le motif du tableau au centre du livre. Le héros anonyme, lui, est "antiquaire ambulant" et pense ouvrir une galerie à son nom quand il réussira un "gros coup", c'est-à-dire un bon pourcentage sur une œuvre passant chez Christie's ou Sotheby's et non préemptée par l'État (on pense au parcours de l'auteur lui-même qui s'installa dans un quartier chic). Dans un style plutôt froid et dépassionné, ce narrateur-miroir nous raconte son train-train quotidien aux gestes et paroles codés. Aux Puces, il déambule avec sa lampe de poche pour traquer la perle rare. À Drouot, il hume la tendance. Chez lui, il scrute à la loupe les mini photos des ventes aux enchères provinciales. La quatrième de couverture du livre nous dit que c'est "un brocanteur loser, abonné aux mauvaises affaires". Non. C'est plutôt un homme secret qui sait profiter de la beauté des déplacements matinaux en jouant sur les feux synchro des Grands boulevards. C'est un esthète non pas flamboyant mais circonspect. Et il est loin de rater ses affaires ! Patrick Weiller raconte l'enquête d'un homme qui a décelé un chef d'œuvre sous une croûte vendue à Montauban. En chapitres épurés, nous partageons ses émois pour capter au moindre prix cette toile qui lui sera prise et qu'il retrouvera par hasard (un point de vue étonnant sur le rôle pernicieux des assurances). C'est tout un monde qui nous est livré : celui des marchands d'art où la passion s'allie à la connaissance, à la stratégie voire à la cupidité. Pas de cris mais un univers feutré où les luttes d'influence se règlent entre gens polis. Le marché, les enchères, les commissions, le rôle du ministère et des musées, les luttes entre États sont abordés très simplement au niveau du vécu de notre narrateur-personnage très discret sur sa vie privée (on apprend qu'à la toute fin du livre, p. 162, qu'une certaine Sophie partage sa vie).
Sans doute pour contrebalancer ce ton, Patrick Weiller choisit un deuxième narrateur dont il intercale le récit avec celui de notre brocanteur. Ce deuxième narrateur est un authentique peintre du XVIIe siècle, nommé Orazio Gentileschi qui nous raconte sa vie et celle de son ami qu'on apprendra vite être Le Caravage. Le lecteur se doute que les deux intrigues vont se croiser à la faveur de la "nouvelle naissance" du tableau. Et le procédé fonctionne même s'il n'est pas d'une grande originalité. Patrick Weiller aurait eu tout à gagner en choisissant uniquement le premier narrateur car avec son ton retenu juste et intelligent, il aurait pu faire passer les informations du second forcément décalé au niveau du langage. Pourtant la magie est là : Le Jugement de Salomon est un roman calme, inscrit dans un temps de réflexion et qui aborde en douceur des notions subtiles. Lecture finie, on a envie de se lancer à notre tour dans l'enquête. Ce tableau existe-t-il ? Ou est-ce une sorte de zoom sur une autre œuvre comme celle de Poussin, par exemple, que l'auteur semble admirer ? Loin des intrigues serial killeuses, voilà un roman d'enquête qui conjugue expérience personnelle et retenue stylistique, deux atouts non négligeables dans le paysage éditorial.
NdR - La chronique de Michel Amelin a été écrite en 2010. À l'époque, le roman de Patrick Weiler avait été publié chez Biro. Son texte est reparu en septembre 2014 chez Cohen & Cohen dans la collection "ArtNoir". Si l'historique et la photo de Sharon Stepman en couverture ne sont plus de mise (la photo a été remplacée par un détail d'un tableau de Caravage, Madeleine repentante), l'intrigue et la qualité du texte sont, elles, bien inchangées.
Citation
On a l'impression qu'elle pousse un cri qui ne passe pas, de ceux qui s'étranglent et vous réveillent à l'acmé d'un cauchemar...