Version originale

L'azur infini du ciel s'est soudain épaissi et assombri. De plus en plus grisâtre et bardé de nuages, il est devenu oppressant et semble peser une tonne. J'ai l'impression qu'il est en train de s'abattre sur le couvercle de la tombe de ma précédente vie. Cette existence faite de rêves multicolores, où les jours et l'air sentaient cette bonne odeur de l'insouciance qui vient de m'être volée.
Fabio Benoit - L'Ivresse des flammes
Couverture du livre coup de coeur

Coup de coeur

Éclipse totale
Harry Hole a été exclus de la police, ce qui ne l'empêche pas de couler des jours heureux, bouteille ...
... En savoir plus

Identifiez-vous

Inscription
Mot de passe perdu ?

mardi 19 mars

Contenu

Roman - Policier

Version originale

MAJ vendredi 10 février 2012

Note accordée au livre: 4 sur 5

Grand format
Réédition

Tout public

Prix: 2 €

Bill Ballinger
Portrait in Smoke - 1950
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Gilles-Maurice Dumoulin
Paris : Librio, octobre 1998
156 p. ; 21 x 13 cm
ISBN 978-2-277-30244-9
Coll. "Noir", 244

Peindre un portrait avec de la fumée

"Qu'un mot imprudent s'égare dans une oreille indiscrète, et je suis fais comme un rat." Ainsi Daniel April commence-t-il son récit, avec le ton exalté, mais encore envoûté, d'un homme contraint de se soulager la conscience d'un crime qu'il n'a pourtant pas commis.
La vie n'a pas épargné April, faut dire, et il le lui a bien rendu. Jusqu'au jour où son grand-paternel – l'ivrogne qui l'a élevé à la dure et qu'il laissait en plan, à l'âge de quinze ans, pour aller brûler le macadam de Chicago – a la bonne idée de disparaître en lui laissant une galette suffisante pour reprendre une boîte de recouvrement des impayés, à un certain Moon, un limier lessivé, accroc à John Barleycorn. Le maigre héritage d'April dépasse de loin ce que Moon espérait encore de la vie.
Voilà donc comment naît notre enquêteur, qui tiendra à la fois du privé et du poulet. L'annuaire téléphonique sera son principal outil de travail et la vraisemblance de ses bobards sa seule arme. Mais son champ d'investigation sera sa propre vie.
Car en mettant à jour les registres méticuleux de Moon, du temps où celui-ci avait encore des clients réguliers, April retrouve son fantasme d'adolescent en personne. Une fille à la beauté digne et mélancolique qui l'avait attiré avec une telle violence qu'il s'en était trouvé réduit à la suivre, à épier interminablement ses gestes gracieux, les manques des expressions de son visage, pour finalement la regarder monter dans un bus qu'il n'aurait ni l'énergie, ni le cran de prendre. Une splendeur jamais revue, malgré une planque assidue, à la même heure, dans le même quartier, sur la même ligne de bus. Puis April avait laissé tombé, et recommencé à songer à se remplir l'estomac et à dormir.
Dix années ont passé, et, jamais totalement délivré de cette apparition, April la retrouve identique au souvenir qu'il en gardait, une robe classe remplaçant sa robe élimée, sur une coupure de presse datant de son époque de vache enragée : elle se nomme Krassy Almauniski, (on apprendra vite à la reconnaître sous les blazes les plus divers et respectés de Chicago) et elle n'est autre que la lauréate 1940 du prix de beauté organisé par le bulletin hebdomadaire des abattoirs.
Mais qui a pu inventer un truc pareil ? vous demandez-vous, sans doute... Et voir là-dedans les prémisses d'un destin criminel de génie ? Patience...
L'essentiel pour l'instant, c'est qu'à seize ans Krassy est déjà d'une beauté incendiaire telle qu'elle n'a nul besoin de concourir à ce genre de concours pour le remporter. Et quand on naît dans un trou à rat comme le sien, ce simple atout naturel transforme la vie en labyrinthe somptueux et cruel, où l'amour est à la fois le plus sûr allié et l'ennemi mortel, l'ennemi à enfumer au moment opportun, à l'instinct : "le 4120 South Hempstead était une maison étroite et puante, coincée entre deux bâtiments plus vastes, mais également délabrés. Des marches branlantes, qu'escortait une rampe mangée par la rouille, conduisait à un petit porche percé dans la façade. Le rez-de-chaussée était condamné, et l'on ne pouvait apparemment pénétrer dans la maison que par cet étrange perchoir. Des années de fumée et de suie avaient enduit les murs d'une couche de crasse noire."
On peut comprendre que Krassy Almauniski ne veuille plus de Krassy Almauniski. Et son géniteur, sordide queutard, aviné et atrabilaire, ne fait pas grand-chose pour la retenir, et juste assez pour qu'il ne lui vienne pas à l'esprit de se repointer chez elle, une fois encaissé l'oseille du concours.
Et April ne saura plus ce que "sommeil réparateur" signifie tant qu'il n'aura enfin trouvé le courage de grimper dans ce bus manqué dix ans plus tôt...
De longs mois d'investigation acharnée, (tout en redressant la barre de la boîte de recouvrement de Moon, tombée si bas, qu'elle regrimpe à fond de train), mais de longs mois encore beaucoup trop courts, comme les chapitres de ce roman où on passe de la première personne du singulier - ce Daniel April qui perd le sommeil en filant ce fantôme carrossé à réveiller les morts -, à la troisième personne, Krassy Almauniski, dont le narrateur semble rencarder l'auteur en temps réel (l'auteur se nomme Bill Ballinger, 1912-1980, voilà le véritable coupable !), des moindres détails qu'il est parvenu à reconstituer des métamorphoses de son évanescente, de ses entourloupes et autres usurpations d'identités, dans les divers quartiers et couches sociales du Chicago des années  1940, depuis ce soir irréel où la Compagnie des Taxis Rouges la déposa au coin de Division Street et de Lake Shore Drive : "l'empire du drap fin, de la soie et de la fourrure, la ceinture dorée de Chicago à l'abri de laquelle, blottis contre son envers, s'entassent les innombrables petites chambres, les ateliers, les appartements minuscules où vécurent les écrivains, les musiciens, les peintres qui aimèrent et haïrent alternativement leur cité. [...] Un quartier discret, grouillant, un peu bohème, où personne ne pose de questions à personne, parce que personne ne se soucie réellement de personne. Exactement ce que désirait Krassy." (p. 47)
J'ignore par quel art de l'effacement Bill Ballinger est parvenu à faire passer au second plan une écriture pareille... Comme la construction éminemment casse-gueule de ce roman, Portrait in Smoke, traduit en français par Version originale. Mais il colle au train du fantasme avec un tel réalisme que les errances et subterfuges de ses personnages deviennent de simples expressions naturelles de leur psychologie et que, bientôt, le narrateur aussi bien que l'héroïne semblent n'avoir jamais existé ailleurs que dans notre imagination (ce qui est la stricte réalité, entre nous soit dit...). Et on finit même par douter que ce livre - qu'on vient pourtant de finir de lire, à bout de souffle et d'imagination (tant la chute est grandiose) -, qu'un tel roman ait été commis.
D'un roman à intrigue, on craint souvent d'en trop raconter, ou de grossir exagérément un aspect, qui mériterait de rester dans l'ombre et d'y attendre son heure. Mais raconter ce roman-ci, "c'est exactement comme essayer de peindre un portrait avec de la fumée".

Vous pouvez retrouver l'ensemble de ces chronique dans le dossier Retour aux sources.

Citation

Elle ne tient pas debout, mon histoire. Pourtant, j'y pense sans arrêt et, de temps à autre, je ne peux pas m'empêcher d'en parler tout seul. Tout seul, oui, comme un vulgaire cinglé. Je la repasse en revue, de A jusqu'à Z, mais, peu à peu, le tableau se brouille, et je finis par ne plus rien voir du tout, et je continue à ne pas comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi. C'est exactement comme si j'essayais de peindre un portrait avec de la fumée.

Rédacteur: Stéphane Prat jeudi 09 février 2012
partager : Publier dans Facebook ! | Publier dans
MySpace ! |

Pied de page