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Mission de renseignement au n° 1 de la place Paul Painlevé

Lundi 23 mars 2009 - Il aura fallu attendre qu’il publie Le Touriste – son cinquième roman traduit en français – pour qu’Olen Steinhauer ait l’opportunité de venir à Paris présenter son livre. Sans doute, à l’instar de la plupart des écrivains invités, aura-t-il eu un emploi du temps très serré ne lui laissant guère le loisir de jouer... au touriste précisément, sauf à se plier au rythme des VTGV (Visites à très grande vitesse) infligées aux groupes organisés – l’auteur de 36 boulevard Yalta aura-t-il pu au moins aller voir à quoi ressemble notre 36 policier ? Surtout s’il accorde à tous ses interlocuteurs des interviews aussi longues que celle dont j’ai pu bénéficier : deux grandes heures de conversation, à peine interrompues par un photographe pour une séance de portrait en square à la faveur d’une généreuse éclaircie.
Du Touriste il fut bien sûr question – déjà best seller outre-Atlantique, le roman sera probablement adapté bientôt au cinéma avec, dans le rôle principal... non, je ne dirai rien de plus là-dessus : il paraît qu’aux États-Unis, depuis que le projet a été éventé et le nom de la star pressentie révélé, on ne parle plus du Touriste qu’en termes cinématographiques, le nom de l’acteur supplantant dans les esprits celui de l’écrivain ! Or, sans rien vouloir retrancher au talent et au charisme dudit acteur, cette interview a tout de même pour but de faire découvrir un écrivain – son art, son univers... Donc pas un mot qui puisse occulter le nom d’Olen Steinhauer en incitant trop vite à oublier que Le Touriste est d’abord un roman. Et qu’avant lui il y en a eu quatre autres tout aussi remarquables publiés en France, sur lesquels nous avons pu revenir longuement.

Avant de laisser la parole à Olen Steinhauer, je tiens à remercier pour son aide précieuse Samuel Sfez : traducteur de profession, il a accepté de jouer exceptionnellement le rôle de l’interprète et, sans lui, le dialogue n’aurait certainement pas été aussi aisé et chaleureux.
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k-libre : Le premier de vos livres publié en France a été Bridge of sighs, sous le titre Cher Camarade. Ont suivi trois autres romans, qui font partie de la même série, prévue pour en comporter cinq. Alors que l'on attendait la parution du cinquième tome – Victoria Square en anglais – voilà que paraît Le Touriste qui a été écrit après. Pourquoi ?
Olen Steinhauer :Je ne connais pas exactement les raisons, mais je pense que c'est une question de marketing : les romans de cette série ne se sont pas très bien vendus ; ni aux États-Unis, ni en France. En revanche, Le Touriste est perçu comme un livre ayant tout le potentiel pour être un gros best seller. Ce succès est assez nouveau pour moi : en ce moment, le livre est à la 32e place de la liste des meilleures ventes du New York Times, et il y a de très sérieux projets d'adaptation cinématographique. Je suppose que l'éditeur français compte sur Le Touriste pour me faire connaître et attirer l'attention sur les romans précédents. Si le succès est au rendez-vous, alors il y a de fortes chances pour que soit publié Victoria Square.

Ainsi ce sont des raisons purement commerciales... je pensais que c'était à cause de la forme même du livre : j'ai appris sur votre site Internet que Victoria Square était, au départ, conçu comme une immense fresque romanesque de quelque mille pages, de construction complexe, et j'imaginais que ces complexités avaient posé des problèmes de traduction...
Non, ce n'est pas cela... En fait, ce projet a posé un problème dès le départ à mon éditeur américain et, du coup, je n'ai pas pu le concrétiser comme je l'espérais. Lorsque j'ai imaginé la fin que je voulais donner à ma série de cinq romans, j'avais en tête cette immense fresque de mille pages, qui m'aurait sans doute demandé deux bonnes années de travail. Je ne pouvais pas être certain que cela aboutirait à un bon roman, mais je savais que l'expérience d'écriture en elle-même serait passionnante. Et puis c'était un vrai défi pour moi que d'écrire un tel livre ; je percevais cela comme une étape importante dans mon parcours d'écrivain. J'ai donc commencé à travailler dans cette direction mais, quand j'en ai parlé à mon éditeur, il m'a tout de suite dit non, qu'il n'était pas question de publier un roman de mille pages. Là encore, ce sont des raisons économiques qui ont été invoquées : aux États-Unis, les ouvrages qui tournent autour du millier de pages ne se vendent pas ; leur fabrication coûte cher ; il est difficile de les placer chez les libraires, et les lecteurs ne se bousculent pas pour les acquérir. Peut-être mon éditeur aurait-il été moins réticent si j'étais quelqu'un de connu... Or, quand ce refus m'a été signifié, j'avais déjà écrit à peu près deux cents pages... Je les ai remaniées, et ce qui aurait dû être une partie seulement de cet énorme roman est devenu, finalement, un roman autonome – Victoria Square. Mais je n'ai pas renoncé à cette vaste entreprise d'écriture. Si Le Touriste et les deux livres qui doivent suivre – Le Touriste est le premier volet d'une trilogie – rencontrent le succès escompté, alors peut-être pourrais-je écrire ce roman...

Ainsi Le Touriste ouvre une trilogie... c'est un scoop : l'éditeur n'en dit rien dans son dossier de présentation...
À la vérité, je ne tiens pas trop à ce que l'on insiste là-dessus. Je souhaite que chaque livre puisse se lire comme une entité indépendante, et que le lecteur comprenne seulement en cours de lecture que ce qu'il lit procède d'une partie du volume précédent. Je ne veux pas que l'on ait le moindre soupçon quant au roman suivant ; je veux que chaque volume soit une vraie surprise. J'ai déjà écrit le deuxième volet, qui fera suite au Touriste, et je pense que ce sera effectivement une vraie surprise (rires).

Vous parlez de surprise et c'est exactement ce qui est à l'œuvre dans votre série – à laquelle vous n'avez pas donné de nom mais, par commodité, je m'y référerai en usant de celui que lui a donné Liana Lévi, "Derrière le mur"...
"Derrière le mur" ? Oh, c'est bien trouvé (rires) !

... "Derrière le mur", donc, surprend à plusieurs niveaux. D'abord par son concept : c'est une série policière axée non pas sur un personnage récurrent mais sur un lieu. Ensuite, pour chaque volet, vous avez adopté une forme narrative différente, toujours parfaitement maîtrisée...
Quand j'ai entamé le premier roman, je savais qu'il ouvrait une série de cinq – autrement dit que je partais pour au moins cinq ans de travail sur un même sujet, avec des personnages principaux qui allaient se retrouver d'un livre à l'autre. Comme je ne voulais pas me conformer au modèle de ces séries policières qui ont un héros récurrent et dont les intrigues sont toutes construites selon des schémas identiques, j'ai décidé qu'il y aurait plusieurs personnages principaux et que je focaliserai chaque roman sur un personnage différent. Ainsi j'allais pouvoir varier les formes car, selon moi, chaque personnage requiert une forme narrative particulière qui soit adaptée aux singularités de son caractère. La diversité des personnages allait amener une recherche formelle renouvelée à chaque récit, et je savais que cela serait passionnant. De plus, j'ai fait en sorte que les intrigues, de policières, fléchissent peu à peu vers l'espionnage parce que j'avais très envie de me lancer dans les romans d'espionnage une fois la série terminée – et en procédant ainsi je ménageais la transition vers mes futurs romans.
Ce goût de la variété formelle me vient de James Joyce : c'est en lisant ses livres que j'ai décidé de devenir écrivain. J'admire tout particulièrement sa faculté à changer les formes, les structures de ses romans, et à faire à peu près ce qu'il veut sur le plan narratif. Le résultat n'est pas toujours probant, mais au moins il a le mérite d'avoir essayé quelque chose. Finnegan's Wake, par exemple, est un roman complètement insensé, très étrange et, en fin de compte, magnifique. C'est un chef-d'œuvre ! Bien sûr je n'écris pas comme Joyce, et je n'ai aucunement l'intention de m'y essayer, mais j'aspire à pouvoir écrire avec cette même liberté formelle qu'il s'accordait – et que les écrivains de son envergure s'accordent. Dans le travail d'écriture c'est l'expérimentation qui me passionne et maintient mon intérêt pour la forme romanesque – de mon point de vue, le roman est le terrain le plus adapté à l'expérimentation. On peut aussi expérimenter en écrivant de la poésie – vous pouvez d'ailleurs faire à peu près ce que bon vous semble en poésie – mais il n'est pas sûr que vous ayez beaucoup de lecteurs ! En revanche, si vous savez mener correctement une histoire de son début à son terme, vous pouvez innover sur le plan formel et en même temps intéresser de nombreux lecteurs. Milan Kundera, qui est un autre de mes romanciers favoris, a réussi quelque chose d'étonnant avec L'Insoutenable légèreté de l'être : la forme est telle que vous ne savez pas exactement si vous êtes en train de lire un roman, un essai, ou une autobiographie. Je trouve cela admirable... Il me faut quand même préciser que je ne suis pas un expérimentateur systématique : j'aime tester mes limites d'écriture, mais uniquement si l'histoire le permet et que les personnages s'y prêtent – par exemple Victoria Square est de facture plus "ordinaire" que les autres livres de la série ; il ressemble par sa forme au premier roman [Bridge of sighs, soit Cher Camarade – NdR]. La raison en est que l'un et l'autre sont centrés sur le même personnage, Emil Brod, lequel n'a pas une personnalité qui corresponde à l'expérimentation narrative. Par contre, l'intrigue d'Istanbul variations [La Variante Istanbul en français – NdR] se prêtait bien à l'adoption d'une structure fragmentée, ce qui était justement le type de narration sur lequel je travaillais quand j'ai commencé ce roman.

L'un des aspects frappants de "Derrière le mur" est le contraste qu'il y a entre le réalisme très précis des descriptions, des détails de la vie quotidienne et la dimension parfaitement fictive que lui confère son ancrage en un pays sans nom mais limitrophe d'États authentiques, dirigé par un dictateur imaginaire, doté d'une Capitale elle aussi innommée... Qu'est-ce qui vous a incité à créer ces lieux sans nom, et à ne pas intituler la série ?
Ces décisions se sont imposées alors que j'avais écrit à peu près la moitié de Bridge of sighs – je me demandais encore, à ce moment-là, si j'allais situer ma série en Roumanie ou bien dans un pays imaginaire. C'est finalement la seconde solution que j'ai retenue parce que je pouvais ainsi donner à ce pays un caractère composite dont l'un ou l'autre trait ressortirait en fonction du récit : davantage roumain pour l'un, plutôt hongrois pour un autre et ainsi de suite. Et dans chacun entre un peu de l'histoire de la Tchécoslovaquie. De plus, j'adore inventer des lieux. Quand j'étais à l'école, j'avais écrit une série d'histoires situées dans une ville texane imaginaire – ce n'étaient pas des chefs-d'œuvre, mais elles fonctionnaient plutôt bien et cela m'amusait beaucoup de créer la ville de toutes pièces, avec mes propres critères. L'autre raison pour laquelle je n'ai pas situé ma série en Roumanie est que je ne me voyais pas écrire cinq romans centrés sur l'histoire roumaine. Ce n'est pas que ce sujet soit inintéressant, loin de là, mais c'était pour moi une trop grosse responsabilité vis-à-vis des habitants d'écrire des fictions basées sur l'histoire de la Roumanie réelle – je pense que si j'avais fait cela, j'aurais mécontenté beaucoup de Roumains, et à juste raison. De toute façon, ce n'est pas de traiter de la réalité socio-économique de tel ou tel endroit du Globe qui m'intéresse en tant qu'écrivain mais de forger une histoire qui vienne de moi.
Quand j'étais étudiant, j'écrivais sur la révolution roumaine et, à cette occasion, l'un de mes professeurs – qui vit maintenant à Paris – m'a demandé si je n'avais pas le sentiment d'être étranger à mon sujet et si, en écrivant sur la Roumanie, je ne développais pas, en fin de compte, un point de vue américain sur ce pays. J'étais jeune alors, et j'ai répondu que non. Mais sa question m'est restée très présente à l'esprit et, avec les années, je me rends compte que c'est une très grosse responsabilité d'écrire sur l'histoire d'un pays réel et qui n'est pas le mien.

C'est très frappant la manière dont, dans cette série, on passe en toute fluidité, en toute cohérence, de l'État imaginaire aux pays voisins, eux réels – l'Autriche, la Tchécoslovaquie, l'Allemagne... – autant que les faits historiques – par exemple vous faites allusion au Printemps de Prague, à la présence soviétique dans le Bloc de l'Est, etc. Frappe aussi la force avec laquelle les lieux – rues, maisons, bâtiments... – prennent consistance dans l'esprit du lecteur avec, au fond, peu de mots mais qui sont très évocateurs...
Ce n'est pas facile d'obtenir ce résultat ; il m'a fallu beaucoup travailler pour y parvenir. Mais au bout de cinq romans, j'ai fini par apprendre à maîtriser un certain nombre de procédés pour atteindre cette façon de décrire. L'une des techniques consiste à laisser de côté un certain nombre de détails ; par exemple pour décrire une rue, je vais m'en tenir à une façade, à la couleur du ciel, à quelques effluves – et je n'ai pas besoin d'en dire davantage : à partir de ces deux ou trois éléments, une image va se développer dans l'esprit du lecteur, une image qui sera tout à fait réaliste et crédible. En fait il ne s'agit jamais de décrire l'intégralité d'un lieu mais de choisir quelques éléments pertinents grâce auxquels le lecteur pourra avoir une vision mentale cohérente. Imaginez par exemple que j'entreprenne de décrire le bureau dans lequel nous nous trouvons, par quoi vais-je commencer ? Sur quoi vais-je insister? Les réponses à chacune de ces questions relèvent d'une décision d'écrivain, et ce sont des décisions très importantes, qui vont conditionner l'ensemble de la description. Et une fois que les décisions sont prises, je n'ai plus qu'à espérer avoir fait les bons choix…

Il y a dans Le Touriste une brève référence à "Derrière le Mur" : on voit apparaître rapidement, au détour des souvenirs "professionnels" de Milo [le personnage principal du Touriste – NdR] l'ancien espion Brano Sev – de plus au moment où il est en train d'achever l'écriture de ses mémoires, et l'on se souvient qu'il y avait déjà un écrivain dans la série en la personne de Ferenc Kolieszar...
En effet, il y a un lien, mais il est ténu... J'ai introduit Brano dans Le Touriste en guise de cadeau, si l'on veut, aux lecteurs qui ont apprécié la série ; mais ce n'est pas la seule raison. Dans ce roman, il est la cible de Milo et, au moment où celui-ci s'apprête à l'abattre, Brano lui dit : "On peut dire que vous avez pris votre temps." Cet événement a pour but de faire naître un certain sentiment dans l'esprit de Milo. Et puis je voulais aussi montrer comment s'achève la vie de Brano – c'était mon personnage favori de "Derrière le mur". Quand Victoria Square sortira, vous apprendrez beaucoup de choses à son sujet – il a une vie secrète… – et vous comprendrez comment il s'est retrouvé à Vienne...

Les Touristes que vous mettez en scène font à plusieurs reprises allusion à un certain Livre Noir, dont parlent tous les agents mais que personne semble-t-il n'a vraiment tenu entre les mains ; c'est une sorte de mythe, très présent mais dont l'existence n'est pas avérée. Est-ce une sorte de mise en abyme de la création littéraire – au même titre que les mémoires de Brano ou la Confession de Ferenc [c'est-à dire le roman paru en France sous le titre Niet Camarade – NdR] ? Une allusion aux "romans à clefs" comme ceux qu'a écrits James Joyce ?
Pas du tout, ce Livre Noir est tout simplement une référence à la Bible, et plus largement à tous les textes auxquels les gens se réfèrent comme à un code moral qui leur explique comment réagir dans la vie. Bien sûr, il y a des gens qui n'ont pas la foi suffisante pour puiser dans un livre sacré les réponses aux questions morales qu'ils se posent mais ils n'en sont pas moins démunis en certaines circonstances et, au fond d'eux, ils aimeraient bien n'avoir qu'à ouvrir un livre pour savoir quelle attitude adopter – en ce qui me concerne, et justement parce que la Bible n'est pas mon livre de référence, j'aimerais moi aussi avoir à ma disposition un code sur lequel je puisse m'appuyer à chaque fois que je suis confronté à une situation difficile et qui me dise quoi faire mais ce n'est pas comme ça que ça marche... Ce Livre Noir, c'est celui dont on dit qu'il révèle tout ce que la CIA ne dira jamais à ses agents ; les choses secrètes qu'il importe de connaître pour rester en vie dans ce monde du Tourisme qui n'est régi par aucune ligne morale clairement définie. La seule règle qui vaille est celle-ci : on vous communique un ordre par téléphone et vous l'exécutez. Or les Touristes ne sont pas des machines et ils ont autant besoin que n'importe qui de pouvoir se référer à des règles de conduite. Avoir inventé ce Livre Noir qu'ils cherchent désespérément est une façon de montrer qu'ils peuvent être en proie au désarroi, qu'ils ont besoin d'équilibre et d'être convaincus que ce qu'ils font est juste. Et puis l'idée me plaisait que des gens soient en quête de quelque chose qui n'existe pas.

Lorsque James Einner dit de Tom Grainger qu'il est Dieu pour lui et que, lorsque Dieu lui donne un ordre par téléphone, il fait ce que Dieu lui demande, la référence à la Bible est claire. Pourtant, tout en ayant "l'oreille de Dieu", si je puis dire, il n'en cherche pas moins ce fameux Livre Noir...
Bien sûr, parce que, quoi qu'il en laisse paraître, il est aussi fragile que les autres Touristes. Seulement, il est encore très jeune, et il s'adresse à un homme plus âgé que lui – qu'il respecte certes mais à qui il tient à montrer qu'il peut faire n'importe quoi sans que ça lui pose problème, qu'il est un "dur". Il parle comme ces adolescents arrogants qui veulent montrer à leurs aînés qu'ils sont aussi durs qu'eux. Il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce qu'il dit – ce n'est pas qu'il mente quand il dit qu'il peut accomplir n'importe quelle mission sans états d'âme, disons plutôt qu'en cherchant à convaincre Milo, il tâche aussi de se convaincre lui-même. C'est un peu comme lorsque mon enfant est malade et que je me répète que ce n'est pas grave, qu'elle va vite se rétablir : je n'en suis pas certain mais, en me disant cela, je me rassure et me convaincs qu'en effet elle sera vite guérie.

Ce milieu "touristique" où toute confiance en l'autre est interdite crée un contexte particulièrement propice au développement de personnages pris par le doute et poussés dans leurs derniers retranchements psychologiques. Curieusement, alors même que cessent d'avoir cours les règles morales, il semble exister une sorte d'éthique, que l'on perçoit à travers quelques face-à-face des plus impressionnants, je pense notamment à celui qui oppose Milo et Le Tigre, ou encore à la confrontation Milo/Ugrimov...
Ce n'est pas à proprement parler une "éthique", mais un respect pour le travail bien fait. Je pense que ce respect surgit davantage dans le monde du renseignement, où chacun travaille pour ses propres convictions et pour son pays, que dans l'univers de la criminalité ordinaire – personnellement, je ne crois pas qu'un policier puisse témoigner du respect à un meurtrier qui excelle dans l'art de tuer... Il est vrai qu'Ugrimov n'est pas un espion, juste un homme d'affaires russe terriblement corrompu, et que Le Tigre est lui aussi à part dans la communauté des agents de renseignement mais l'un et l'autre éprouvent ce respect du "boulot bien fait" même si celui qui l'accomplit est leur adversaire.
Ce type de relations que j'ai instaurées entre mes personnages est très influencé par les films et la littérature d'espionnage des années 1960, ancrés dans l'ambiance de la Guerre Froide. Le contexte du Touriste n'est évidemment pas celui de la Guerre Froide, mais on reste cependant en présence de gens qui ont un état d'esprit similaire à celui des agents de cette époque, qui se respectaient et parvenaient à communiquer intelligemment – parfois de manière honnête, parfois par mensonges interposés, mais cela faisait partie du jeu. On pourra s'étonner qu'il ne soit jamais question de terrorisme islamiste dans ce roman, alors qu'il débute au moment du 11-Septembre, mais j'ai volontairement évité d'aborder ce sujet parce que j'estime ne pas connaître suffisamment ses tenants et aboutissants pour pouvoir créer des personnages de terroristes bien construits et imaginer entre eux et leurs adversaires des relations qui seraient à la fois crédibles et intéressantes dans le cadre d'une fiction. Cela viendra peut-être plus tard, mais je ne me sens pas encore prêt à traiter ce genre de question à travers un roman.

Dans Le Touriste apparaissent toutes les complexités des intrications politico-économiques internationales. J'imagine que cela vous a demandé un gros travail de recherches et de documentation ?
En fait j'ai beaucoup inventé. Il suffit de regarder tout près de soi pour voir à quel point règne la corruption, et il n'est pas difficile d'imaginer qu'il en va de même à peu près partout. J'ai consulté beaucoup de revues américaines, en particulier au sujet de la création par George W. Bush du Department of Homeland Security – département de la Sécurité intérieure. J'ai pensé qu'à la naissance de ce nouveau service tous les autres – FBI, CIA, NSA – avaient dû s'efforcer d'y infiltrer leurs propres agents. Je ne sais pas si c'est conforme à la réalité. Mais c'est en tout cas fortement vraisemblable : comment pourrait-il en être autrement ? Alors je m'en suis servi dans mon roman. Au fond peu importe que ce soit "vrai" ou pas : Le Touriste est une œuvre de fiction. L'essentiel est que cette décision romanesque fonctionne. Et elle fonctionne. C'est ça qui est merveilleux avec l'écriture : si elle coule et reste cohérente de bout en bout, vous amenez des choses crédibles, pas nécessairement "vraies" mais crédibles, qui pourraient très bien être vraies dans les termes mêmes où vous les présentez.
Il y a cependant de nombreux éléments que j'ai empruntés à l'actualité réelle ; par exemple, en ce qui concerne le Soudan, je me suis basé sur un article paru dans un journal chinois et qui parlait d'un mouvement révolutionnaire, de rebelles arrêtés par le gouvernement. Je trouvais que ces troubles politiques s'intégraient bien à mon récit, alors j'ai agrégé le Soudan à l'intrigue – mais en transformant la situation réelle, notamment en inventant le personnage du mollah assassiné. Je me documente beaucoup, en effet, mais en même temps que j'écris, au fur et à mesure des besoins de l'histoire. Je ne ressens pas la nécessité de me documenter au préalable ; je sais juste que j'ai envie d'écrire une histoire dans telle ou telle direction et je commence d'abord à rédiger. Par exemple, pendant que j'écrivais Le Touriste, quelqu'un a parlé du Soudan et cela a attiré mon attention ; j'ai cherché à droite à gauche ce que je pouvais trouver, puis une fois que j'ai eu en main quelques indications, je me suis dit que ce sujet pourrait très bien trouver sa place dans le roman en cours, et j'ai intégré le Soudan à l'histoire car la situation dans ce pays est une composante importante dans les enjeux de pouvoir entre l'Europe, les États-Unis et la Chine – il est clair que ces puissances ne s'intéressent au Soudan qu'à cause de ses ressources pétrolières ! Mais je n'ai pas cherché à exprimer quelque point de vue que ce soit à propos de la politique américaine ou chinoise dans ce roman, simplement à écrire une fiction qui reflète ma propre vison du monde. Un autre de mes professeurs, qui était un très bon écrivain, avait pour habitude de dire qu'il ne fallait pas trop se préoccuper de recherches documentaires quand on entreprend de raconter une histoire. Pour lui, la toute première étape restait l'écriture ; les recherches ne devaient être faites qu'après, en fonction des besoins de l'histoire. Et je pense en effet que c'est la bonne méthode ; l'intention première d'un romancier n'étant pas d'écrire un documentaire, un excès d'informations risque de perturber sa démarche créatrice.

Une petite partie du roman se déroule à Paris et vos personnages suivent quelques itinéraires à travers les rues de la Capitale, entre l'ambassade américaine et le domicile d'Angela ; avez-vous suivi ces trajets avant de les introduire dans votre roman ?
Pas du tout ; c'est la première fois que je viens à Paris ! Mais j'ai un excellent ami – Google maps – qui m'a beaucoup aidé pour l'établissement de ces itinéraires… Internet me procure une bonne partie des informations dont je peux avoir besoin ; si je parviens à donner l'impression que je suis allé dans tous les endroits que je décris, ou que j'ai fait à peu près tout ce que font mes personnages, c'est parce que je m'efforce de n'évoquer que des choses à propos desquelles j'ai pu obtenir des renseignements suffisamment sûrs. C'est pourquoi dans Le Touriste il n'y a aucune scène qui se déroule au Soudan : outre qu'il n'y avait aucune nécessité narrative à amener les protagonistes dans ce pays, je n'étais pas certain de pouvoir créer quelque chose de crédible à partir des documents que j'avais pu glaner. En règle générale, cette façon de procéder m'évite les erreurs – et celles-ci ne surviennent pas forcément où on les attendrait : à un moment de ma vie, j'ai vécu à Brooklyn, dans le même appartement que celui où habitent Milo et sa famille. Et des lecteurs américains m'ont fait remarquer qu'il y avait dans mes descriptions des détails qui ne collaient pas du tout – alors que j'ai vraiment vécu là-bas !

Vous expliquez sur votre site que chaque roman représente une aventure pour vous, mais en même temps, il semble que vous ayez toujours en tête un projet arrêté – par exemple, en commençant Bridge of sighs, vous saviez que vous alliez écrire une série de cinq romans, là vous dites que Le Touriste est le premier volet d'une trilogie... comment s'articulent cette part d'aventure et ce que vous prévoyez en amont de vos entreprises littéraires ? Au départ je ne sais pratiquement rien du roman à venir ; je pars d'un élément vraiment très mince, parfois une simple phrase, une bribe de description. Ou bien une idée, que j'ai envie de développer. Mais cela me suffit pour m'asseoir à mon bureau et commencer à écrire. Je ne planifie rien ; par exemple quand j'ai commencé Le Touriste, je ne connaissais pas l'histoire. Je n'avais en tête qu'une vague trame scénaristique, et j'ai travaillé à partir de ça. Les idées se présentent d'elles-mêmes ; j'écris au fil de la plume, et je prends des notes – même lorsque je n'ai pas de livre en cours d'écriture : je me dis que ça pourra toujours servir. Certains auteurs rédigent des plans très précis avant d'entamer la rédaction romanesque proprement dite, mais ce n'est pas ma méthode, cette façon de procéder m'ennuie.

Vos trois derniers romans publiés en France ont été traduits par William-Olivier Desmond, que vous remerciez au début du Touriste. J'imagine que ce doit être plutôt confortable pour un auteur d'être suivi par le(s) même(s) traducteur(s). Quels ont été vos rapports avec W.-O. Desmond ?
Nous avons échangé beaucoup de courriels ; c'est lui qui m'a contacté le premier : il voulait s'assurer qu'il avait bien compris le texte et m'a posé beaucoup de questions. Et de mon côté je l'ai aussi sollicité car il y a une partie du roman qui se passe en France, et je voulais introduire quelques phrases en français – mais c'est une langue que je ne parle pas, j'ai donc demandé conseil à William-Olivier qui m'a apporté son aide très naturellement, en m'indiquant par exemple que, dans telle ou telle circonstance, un locuteur français emploierait des expressions légèrement différentes que celles auxquelles j'avais d'abord pensé. Au fil des courriels des liens amicaux se sont tissés... mais c'est assez rare qu'il y ait des échanges de cette sorte entre un auteur et ses traducteurs.

En visitant votre site, j'ai découvert que vous aviez écrit d'autres types de texte que des romans noirs – notamment de la poésie. Vous arrive-t-il toujours d'écrire en dehors du genre noir ou bien cette orientation correspond-elle à une inflexion "naturelle" de votre démarche d'écrivain ? D'ailleurs, les étiquettes génériques n'ont peut-être pas vraiment de sens pour vous...
Elles en avaient quand j'étais plus jeune ; j'établissais des frontières très définies entre les genres et j'avais des idées très arrêtées sur ce qu'est un polar, un roman d'amour, etc. Mais aujourd'hui je me rends compte que j'avais tort. J'ai écrit mon premier polar parce que je voulais écrire quelque chose que mon père puisse lire – il n'a jamais pu "entrer" véritablement dans mes fictions non policières. Je l'ai abordé en envisageant d'emblée le texte comme un roman policier – je pensais en termes de "genre". Plus maintenant : au fil du temps j'ai réalisé que le "polar" n'est qu'une façon parmi d'autres de raconter une histoire. Et je ne commence plus un livre en l'insérant au préalable dans un genre : je songe uniquement à ce que j'ai envie de faire, à la démarche créatrice que j'ai envie d'engager. Mais les étiquettes restent importantes pour la plupart des gens et, aux États-Unis, avec le succès du Touriste, je suis déjà plus ou moins étiqueté comme auteur de romans noirs ou d'espionnage, et les lecteurs qui ont aimé ce livre attendent que le suivant lui ressemble. Je n'ai, a priori, aucune envie de me cantonner à ce type de fiction mais, là encore, les lois du marché risquent de s'imposer de la même façon qu'elles se sont imposées à John Le Carré, par exemple : dans les années 1970, il a écrit un roman sentimental qui était également une satire sociologique des classes moyennes aisées. Or Il était déjà très connu pour ses romans d'espionnage, et le public a boudé ce livre-là. Alors il est revenu aux récits qu'appréciait le public et ne s'en est plus écarté. Je songe très souvent à cela et je crains un peu d'être confronté au même problème. Mais je suis aussi un romancier qui a envie d'être publié pour pouvoir vivre de sa plume... Je ne sais pas ce que me réserve l'avenir, mais je vais essayer de préserver du mieux que je pourrais ma liberté d'écrivain...

Vous venez de faire allusion à John Le Carré ; c'est un auteur à qui on vous compare volontiers – et qui d'ailleurs, à l'instar de Joyce, a une petite place dans Le Touriste par l'entremise d'une phrase-code. Fait-il partie de votre panthéon d'auteurs de référence ?
Oui, absolument. J'ai une nette préférence pour Tinker Tailor Soldier spy [paru en France sous le titre La Taupe – NdR]. C'est un roman formidable, ses qualités sont telles qu'elles effacent toute appartenance à tel ou tel genre romanesque – c'est de la littérature pure au meilleur sens du terme. Pendant que j'écrivais Le Touriste, j'écoutais la version audio de ce roman, et cela m'a beaucoup aidé dans mon travail.

Vous êtes à l'origine d'un site internet appelé Contemporary Nomads ; d'où vient cette initiative ?
L'intention de départ était de créer un blog collectif, pour garder le contact avec le monde extérieur – les lecteurs, et les autres écrivains. Pendant un certain temps j'ai tenu mon propre blog, mais c'était trop contraignant ; je ne parvenais pas toujours à écrire quotidiennement. J'ai donc demandé à d'autres écrivains que je connaissais si ça les intéressait de se joindre à moi sur ce nouveau site, dont j'ai créé le design, où chacun pourrait écrire quand il le souhaite. De la sorte, avec plusieurs contributeurs, il y aurait toujours quelque chose à publier. Certains ont arrêté d'écrire en cours de route parce qu'ils étaient occupés à leurs propres livres, d'autres contribuent très épisodiquement... mais le site continue à vivre à son rythme... Quant au nom, à la vérité, il ne faut pas chercher à trop en analyser le sens : il signifie seulement que sont rassemblés là des écrivains qui aiment voyager, sans mener forcément une vie de nomade.

Longtemps vous avez été un grand voyageur, il semble que désormais vous vous soyez fixé, mais j'imagine qu'être écrivain à plein temps vous amène à vous déplacer beaucoup pour la promotion de vos livres...
Non, pas tant que cela : ce genre de déplacement est financé par les éditeurs ; s'ils ne gagnent pas beaucoup d'argent avec vos livres, eh bien ils n'en dépenseront pas pour vous faire voyager (rires). Mais les choses commencent à changer sensiblement avec Le Touriste. De fait les invitations se multiplient et les éditeurs sont beaucoup plus enclins à m'envoyer dans telle ou telle manifestation. C'est ainsi que je suis venu à Paris – je remercie au passage l'éditrice d'avoir organisé ce séjour – et que, très prochainement, je vais aller en Italie. À la fin de cette année, je vais également me rendre à Leipzig – mais il ne s'agit pas de promouvoir mon roman : j'ai été invité par l'université de Leipzig pour enseigner l'écriture créative pendant un semestre. Une fois là-bas, je n'aurais pas à bouger ; la sédentarité est quelque chose que j'apprécie aujourd'hui car je suis père d'un tout jeune enfant, et il n'est jamais très commode de se déplacer avec un bébé…


Liens : Olen Steinhauer | Le Touriste Propos recueillis par Isabelle Roche

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