Contenu
Grand format
Inédit
Tout public
Kafka en Amérique
Fabrice Colin creuse un sillon intéressant depuis des années dans le monde littéraire. Parmi ses références, une admiration pour le tragédien William Shakespeare et une autre pour Franz Kafka. Parmi ses décors, l'Amérique des déserts et des zones peu peuplées, celles des tableaux de Dennis Hopper, qu'il a d'ailleurs mi en scène dans Dreamericana. Dans son roman Jenny, on voit bien comment cet univers kafkaïen et les paysages quasi lunaires des États-Unis se répondent avec force. C'est la version rurale ou solitaire des ambiances citadines des premiers romans de Paul Auster. Le personnage central erre d'hôtels chics en soirées mondaines, de bords d'océan de la côte Ouest aux lits d'hôpitaux, qu'il s'agisse d'hôpitaux ou d'asiles psychiatriques particulièrement étranges, rappelant l'atmosphère des espions de Clouzot. Les personnages ne sont pas en reste. Tout tourne autour de la figure de Bradley Hayden, un journaliste un peu borderline, qui voit disparaître mystérieusement son épouse, April. Quelques temps plus tard, sur un site de rencontres, il fait la connaissance de Jenny, une forte femme (dans tous les sens du terme). Cette dernière le drogue et lui fait subir des sévices sexuels intenses. Au final, Bradley Hayden ne sait même pas trop si cela l'a horrifié ou si cela lui a plu, mais il préfère quitter Jenny. C'est à ce moment que la jeune femme lui présente une vidéo récente où apparaît son épouse. Si le journaliste fait tout ce qui lui demande Jenny, il retrouvera sa femme.
C'est le point de départ de l'intrigue. Le récit va se perdre entre les lieux précités et des personnages qui sont autant de labyrinthes individuels - un détective privé qui parle par énigmes et a peur de tout, le beau-père homme politique influent qui organise des parties fines, des personnages d'une secte satanique qui travaille dans l'ombre et serait dirigée par de véritables enfants du diable et de ses compagnes humaines... À tous ces gens, il faut bien entendu ajouter Jenny avec sa quête meurtrière. Jenny est un agent dont on ne connait pas les motivations, puisqu'on ne sait avec exactitude quelles sont les ficelles que l'on tire. Afin de renforcer encore le côté kafkaïen et l'atmosphère générale d'étourdissement, nous suivons Bradley Hayden dans un asile de fous où il est enfermé pour des motifs imprécis (peut-être rêve-t-il tout ce qui précède). Selon les versions, cet asile devient un havre de paix ou alors le psychiatre est un charlatan membre de la secte satanique. Les décors, la solitude des personnages et l'aridité des lieux renforcent toute cette ambiance désespérante : contrairement aux récits anciens, l'angoisse, métaphysique, surgit plus des lieux ouverts, des espaces infinis, des endroits plombés par la lumière que des ténèbres, des nuits. Les scènes amoureuses avec une beauté plus proche des tableaux de Rubens que des pages centrales de Playboy oscillent entre la fascination et la morbidité, glaçant encore plus le lecteur.
Rien n'est dit, rien n'est clairement dit, tout se cache dans les interstices. Chaque chapitre décale l'intrigue, évoque de nouvelles pistes en même temps qu'il éclaire de manière différente le précédent. Fabrice Colin se permet même des références aux deux autres romans qu'il a publié chez Sonatine, comme autant d'échos, d'images déformées, de jeux de miroir. Entre les labyrinthes, les esprits qui chavirent, les miroirs, les obsessions sexuelles si intenses que l'on ne sait si elles mènent à l'amour, à la déchéance, à la joie ou la souffrance (tout se mêlant, en se confondant), le récit parvient à être un page-turner efficace en même temps qu'il considère que ces lecteurs sont des gens intelligents - ce que Fabrice Colin nous montre depuis le début de sa carrière.
Citation
Seul face aux vagues. Est-il possible d'être aussi seul, Sombre, démonté, l'océan est comme le reflet de son âme.