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jeudi 28 mars

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Roman - Noir

Fannie et Freddie

Psychologique - Social - Vengeance MAJ mardi 14 octobre 2014

Note accordée au livre: 5 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 15,5 €

Marcus Malte
Paris : Zulma, octobre 2014
160 p. ; 19 x 12 cm
ISBN 978-2-84304-726-8

Regard trompé...

D'abord par les couleurs de la couverture qui ne rendent rien de la "chromie" des récits – car si, après lecture, je devais leur assigner une teinte, elle tiendrait moins des bleu, jaune, beige translucides dispensés en larges triangles que du gris anthracite fuligineux, diffus, à peine troué d'incandescences mortes et par endroits mangé de ce rouge oxydé presque noir qui est celui du très vieux sang squameux. Il est vrai cependant que les convergences de lignes, les couleurs venues par recouvrement correspondent assez exactement à ces bribes lâchées avec parcimonie qui l'une après l'autre se recoupent, se conjuguent, finissent par former un tout à peu près saisissable et au fil desquelles chacun des deux récits tend vers le foyer où s'éclaire enfin l'entendement du lecteur (mais pas forcément celui des protagonistes eux-mêmes...). Car il y a bien deux textes – là aussi, le regard est trompé : Fannie et Freddie est "suivi de Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas". Mais cela n'est annoncé qu'en page de titre…
Voilà deux récits très différents, voire en certains points inverses l'un de l'autre et par là même complémentaires, qui forment un superbe diptyque. D'autant que tous deux ont en partage un thème commun, la désertification industrielle – la fermeture des aciéries à Bethlehem, Pennsylvanie, qui a ruiné les habitants et les a précipités dans la misère dans le premier, celle des chantiers navals à La Seyne-sur-Mer dans le second, avec des conséquences analogues – et qu'en outre ils portent l'empreinte reconnaissable d'un style, assorti d'une haute maîtrise dans l'art de ne pas mener droit le lecteur. L'on est, dans ce livre, en perpétuelle flottaison.

Avec Fannie et Freddie c'est, d'emblée, une musicalité qui s'entend : les premiers mots qu'on lit sont des vers, en italiques – non pas posés en exergue, ni comme un titre de chapitre mais là en guise de notes d'ouverture, une ébauche de mélodie. L'on retrouvera à chaque chapitre – scansion "percussive" ? – des mots ainsi versifiés, en strophes plus ou moins longues et aux rimes pas toujours libres comme s'il fallait sans cesse relancer un air aux mille variantes filé à la manière d'une métaphore, une "musique de texte" comme on dirait une musique de film. L'aperçu inaugural est un portrait de femme très lentement brossé, par petits détails d'une sidérante étrangeté – un œil de verre, une coiffure à la géométrie stricte, une certaine manière de mouvoir son corps quasi mécanique. Une femme sans nom autre qu'un surnom, "Minerve", et qui restera "elle" jusqu'à la presque fin du récit. Par menus détails toujours, on la voit entrer en action et dans le même temps on découvre que l'on est aux États-Unis. D'abord à Manhattan, puis à Bethlehem, Pennsylvanie. Entre les deux points du voyage, "Minerve" a embarqué de force – un poing électrique s'avère très persuasif – un charmant jeune homme qui ne comprend rien à ce qui lui arrive. Au bout du compte, une scène de torture dont je soupçonne qu'elle doit quelques traits à Reservoir Dogs avec, en arrière-plan, un soupçon de Psychose... Le tout déroulé au long d'une écriture distillant des visions expressionnistes, rythmée comme une litanie, où les personnages ont des silhouettes aux reliefs accusés mais que l'on dirait sans épaisseur – rien dans le texte qui les construisent hors de la narration, leur histoire à tous les deux reste concentrée dans les paroles de "Minerve" que, d'ailleurs, elle ne prononce que rarement dans un véritable dialogue, plutôt comme des longs monologues dont on se demande s'ils ne sont pas davantage intérieurs que réellement dits. De cette "histoire" je préfère ne rien dire de plus car il me semble que ce serait trahir l'économie même du récit qui repose sur la suggestion, excellant à ouvrir des brèches où s'engouffrera volontiers et en général mal à propos le réflexe d'anticipation du lecteur. J'insisterai en revanche sur l'implacable mécanique narrative mise en œuvre et la puissance hypnotique de ce récit. Il envoûte, son empreinte est telle qu'il faut laisser passer du temps avant de lire le second texte...

Lui de facture plus traditionnelle mais tout aussi bien bâti : un prologue qui remplit son rôle de scène d'exposition, puis des chapitres qui ont cela de romanesque qu'ils déploient l'intrigue proprement dite en même temps qu'est décrit le contexte social et écrite une rapide biographie de chacun des protagonistes qui leur donne une existence extradiégétique - une "épaisseur". Le narrateur, Ingmar Pehrsson, est un flic seynois d'ascendance suédoise qui, à la faveur d'une balade sur la plage, se remémore un événement particulièrement traumatisant de son enfance : son ami Paul a été tué après qu'ils eurent passé une soirée ensemble. L'affaire n'a jamais été résolue, et Ingmar s'est juré de retrouver l'assassin. En partie la raison pour laquelle il est devenu flic. Mais Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas n'aura pas l'enquête pour objet : seul est évoqué l'événement - la soirée cardinale - et, à son pourtour, une menue foule de ces souvenirs dont la sédimentation, au fil des ans, fondent une vie.

Si Fannie et Freddie s'apparente à la nouvelle par la plongée immédiate au cœur du récit et l'absence d'informations qui ne soient pas directement nécessaires à la construction de l'argument tandis que Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas tient, lui, davantage du roman en dépit d'une longueur à peu près identique (et l'on voit là, crûment, que la distinction entre roman et nouvelle repose sur la narrativité, non sur la dimension d'un texte), il reste cependant peu satisfaisant de maintenir ces deux étiquettes – d'ailleurs, même celle de "novella" ne convainc guère. Et puis tant mieux, au fond : être "sans étiquette" participe de leur force. Un facteur de contiguïté supplémentaire qui contribue à faire du livre-duo publié par Zulma une totalité aussi parfaite que le sont, chacun en soi, ces textes hautement maîtrisés, servis l'un et l'autre par une écriture délectable où l'on sent la patte d'un auteur au style bien affirmé.

* Ceux qui construisent les bateaux ne les prennent pas a été publié en 2005 sous le titre Plage des Sablettes. Souvenirs d'épaves dans le cadre de la collection "Noir urbain" des éditions Autrement, accompagné de photographies de Stéphanie Léonard. Feue cette collection, qui a vécu de 2004 à 2005, avait pour slogan "Noir urbain : un lieu, un auteur, une photographe, une fiction. Le grand roman noir de la ville aujourd'hui." J'ignore si, outre la disparition des photographies avec lesquelles il devait entretenir un rapport certain, le texte a subi des modifications internes – il a en tout cas pris un nouveau titre que sa réédition justifie pleinement mais que, pour ma part je trouve un peu plat en regard du premier et ne reflétant plus aussi bien le fond de l'intrigue...

Citation

Avec ça, toutes les saloperies que les flots ramènent. Remontées à la surface. Échouées sur le sable. Et les vagues et les vagues et les vagues. Et encore les vagues par-dessus.

Rédacteur: Isabelle Roche lundi 29 septembre 2014
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