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Les 'deux sœurs' ne s'aiment pas, mais rien ne saurait les séparer. Chacune représente pour l'autre le repère unique, le dernier bastion face au vide qui menace à tout instant de les aspirer. Si elles n'étaient pas si bêtes et mesquines, on pourrait les prendre en pitié.
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David S. Khara : les jeux de l'ombre et de la lumière

Jeudi 01 janvier 1970 - Raconter une histoire de vampire, parler autour de la Seconde Guerre mondiale et des expériences sur les déportés, c'est mettre de la lumière là où il y a de l'ombre. Publié chez Critic, un "petit" éditeur, les romans de David S. Khara sont entrés dans la grande lumière du public et des collections club.
L'occasion pour k-libre d'ajouter son coup de projecteur sur un auteur et ses personnages en lui permettant d'éclairer notre lanterne.
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© David Delaporte / k-libre



k-libre : Lorsque Les Vestiges de l'aube est ressorti chez Michel Lafon, la version a été remaniée. Est-ce un état précédent du texte, des ajouts voulus par l'éditeur ou une volonté de réécrire pour ajouter du suspense et du visuel ?
David S. Khara : Michel et moi ne souhaitions pas ressortir le même livre que celui édité par Rivière blanche l'année précédente. La démarche n'aurait pas eu de sens. En travaillant avec Philippe Ward sur la première mouture des Vestiges, j'ai appris beaucoup sur l'écriture. Le Projet Bleiberg a bénéficié de cet apprentissage. J'emploie ce terme à dessein car je me vois comme un artisan dont chaque réalisation doit surpasser la précédente. Michel Lafon m'a donné l'opportunité d'améliorer le livre, d'en gommer certains défauts et de pousser plus avant ma vision, qui s'était affinée avec l'expérience. Mais il ne m'a rien imposé, et j'ai eu totale liberté d'apporter les évolutions qui me tenaient à cœur.
Le côté policier se devait d'être rééquilibré par rapport à la première version, mais le propos initial est resté le même, et tout tourne autour des rapports entre Werner et Barry. Le côté visuel, cinématographique, était déjà là dans la première version, sans doute moins poussé. Je ne me doutais pas qu'un jour, cette histoire intéresserait les producteurs...

k-libre : Vos héros sont moralement ambigus avec un vampire qui veut aider mais qui fait justice lui-même et qui lutte contre un tueur qui après tout a ses raisons d'agir ainsi, un agent secret israélien dont les pouvoirs sont quand même dus à ses ennemis, Morgenstern doit lutter avec ses ennemis contre quelqu'un qui veut une certaine forme de justice. Est-ce lié au chaos du monde ? Aux contradictions mêmes de nos humbles personnes ?
David S. Khara : Ambigus, nous le sommes tous. Notre sens moral fluctue bien souvent au gré de nos intérêts. Faire de Werner ou Eytan des héros monolithiques type "Superman", n'intéresserait personne et surtout pas moi. Derrière la figure héroïque, il y a l'homme et l'homme est fait de contradictions, de côtés attachants et repoussants. Le manichéisme est un raccourci trop simple. Je pense que pour susciter l'attachement, il faut distiller une dose d'agacement (à petite dose tout de même). Dans mes romans, les frontières entre le bien et le mal sont floues, laissées à l'appréciation de chacun. Derrière le divertissement, que j'assume avec fierté, je pose des interrogations à travers mes personnages et les choix qui les caractérisent. Et je laisse les lecteurs se forger leur opinion.
Quant au chaos du monde, votre question est d'une absolue justesse. Mes héros sont toujours la conséquence de ce chaos, plus encore, ils le symbolisent. Quand la grande Histoire dérape, la petite histoire des anonymes est bouleversée dans une indifférence générale, ou une vague indignation souvent passagère. Aujourd'hui, une catastrophe peut tuer des milliers de gens, remplir deux minutes d'antenne sur les chaînes info et disparaître comme si elle n'avait jamais existé. Nous sommes des consommateurs de drames.
À travers Werner, Eytan, Barry, et même Sean dans Le Projet Shiro, je m'intéresse aux victimes et je tente de leur donner un statut différent.

k-libre : Les Vestiges de l'aube se conclut sur une fin ouverte. Avez-vous déjà la suite en tête ? La fin ? Concevez-vous vos romans "feuilletonesques" du début à la fin ? Avez-vous une idée de la taille de la série Werner ou de la série Eytan ?
David S. Khara : Les deux séries sont des trilogies, voulues comme telles depuis le départ. Certains pensent que le succès des livres m'incite à travailler sur des suites, mais il n'en est rien. Le succès n'a pas été programmé, demeure un mystère à mes yeux, et ne conditionne en rien ma démarche.
Je connais la fin de chaque série, et j'ai même placé dans chaque tome des éléments en apparence anodins qui prendront tout leur sens dans les opus suivant. Il est très amusant de jouer ainsi avec les lecteurs. Générer des surprises en faisant appel à leur mémoire, ou en prenant le contrepied de leurs attentes crée une réelle complicité. Et puis, à tire personnel, j'aime retrouver des personnage auquel je suis attaché.

k-libre : Dans vos romans, de manière claire ou diffuse, des échos de la série X-files se font entendre. Est-ce un clin d'œil simple ou est-ce plus profond ? D'autres séries littéraires ou télé vous ont-elles marquées ?
David S. Khara : Au risque de vous surprendre, je n'ai vu que la première saison de X-files, à l'époque de sa toute première diffusion. Mes souvenirs sont donc lointains. Je trouvais l'approche intéressante, mais je ne me rappelle que du nom des deux agents. Je ne suis ni un fan, ni un connaisseur de cette série. Concernant les clins d'œil, mes romans en sont truffés, mais ils n'ont pas de sens caché. Ce sont plutôt des hommes, des sourires, distillés en passant.
Sur un plan littéraire, la série qui m'a certainement le plus marqué est celle mettant en scène Patrick Kenzie et Angela Gennaro. Mais je suis un inconditionnel de Dennis Lehane. Parmi les séries télévisuelles dont je suis fan, je citerai Sherlock Holmes avec Jeremy Brett, ou Life on Mars, qui reste à ce jour la plus marquante qu'il m'ait été donné de voir.

k-libre : La volonté stylistique du langage châtié de Werner est-elle une "concession" au genre (de Stoker et les maitres du fantastique ancien à Ann Rice, le langage du vampire est celui de la classe dominante) ? Est-ce une façon de le distancier du monde ?
David S. Khara : Votre question est légitime, mais je vois moins une concession qu'une volonté délibérée de me référer aux vampires qui ont marqué ma jeunesse. De plus, la stylistique propre à Werner devait marquer le choc temporel entre un homme du XIXe siècle et notre époque. J'ai eu la tentation d'aller plus loin pour affirmer cette différence, de forcer un peu le trait, mais après tout, en un siècle d'observation, Werner a vu son vocabulaire évoluer. Donc, j'ai principalement axé mon travail sur son phrasé, la rythmique de ses phrases. Pour bien saisir l'idée qui préside à la rencontre entre Barry et lui, je vous invite à vous connecter sur un site de rencontre ou un forum quelconque. Utilisez la langue de Werner, qui n'est rien de plus qu'un français convenable, et observez bien les réactions que vous susciterez. La distance avec le monde est immédiate, parfois même violente. Croyez-moi, je parle d'expérience...

k-libre : Eytan est un personnage sans famille, et ses relations avec Eli sont étranges. Le vieil homme est à la fois une figure paternelle, mais aussi filiale. De même entre Eytan et Elena les relations d'amour-haine, et pour Werner qui a une relation étrange avec Barry (une amitié virile est souvent proche d'une homosexualité....). Pouvez-vous nous en dire plus ?
David S. Khara : Vous citez trois exemples de ce qui constitue le cœur de mon travail : la relation entre les personnages. Eytan est un être déchiré, marqué à vie, qui dissimule ses blessures dans l'action, avec une méfiance envers ses sentiments tant il craint de souffrir à nouveau. La réelle nature de ses liens avec Eli constitue une des grandes révélations du Projet Shiro et me vaut des retours de lecteurs au-delà de mes espérances tant ils ont été surpris et marqués.
Je préfère rester évasif sur les rapports entre Elena et Eytan dans la mesure ou la fin du livre, sans le verbaliser directement, en dit long sur leurs réelles natures.
Le cas de Werner et Barry en dit aussi beaucoup sur notre société et sur notre monde. On me pose de très nombreuses questions autour de leur homosexualité, latente ou supposée. Et je prends un malin plaisir à ne rien dévoiler, vous en saurez plus dans le tome 2 [Rires.]. Je m'interroge souvent sur la perception de leur relation. À mes yeux, la différence entre l'amitié, la vraie, et l'amour, est ténue, et tient, en partie, dans l'absence de désir physique. C'est évidemment un raccourci, mais il symbolise assez bien le rapport entre ces deux personnages.
D'ailleurs, je citerai volontiers en exemple les films de la série "L'Arme fatale", ou les contacts physiques entre les deux héros sont très fréquents, donnant parfois des scènes fortes sur un plan émotionnel.
Mais le fait est que nous vivons dans une société soi-disant laïque ou l'État n'accorde pas à deux personnes du même sexe le droit de se marier ou de fonder une famille. Par contre, elles payent des impôts pour des services auxquels elles ne peuvent pas prétendre... Concernant Werner et Barry, je n'aurais aucun problème à ce qu'ils soient homosexuels. Est-ce mon intention pour autant ? À voir.

k-libre : Dans le même ordre d'idées, Werner ou Barry perdent de manière horrible leurs femmes et leurs enfants. Est-ce un besoin de les mettre à distance du monde ? De les rendre disponibles ?
David S. Khara : En fait, la similarité du drame vécu par Werner et Barry est l'élément central du roman. Au-delà des aspects vampiriques ou policiers, qui prendront plus d'importance dans les prochains volumes, Les Vestiges de l'aube est un roman sur la perte des êtres chers, et aussi, sur la différence. Face à la douleur, nous sommes tous seuls. Les efforts de l'entourage portent leurs fruits, mais sur le long terme. Dans l'intervalle, l'absence, la peine, et parfois la rage, vous rongent, et ne vous laissent aucun répit. La tentation de se replier sur soi est grande.
Werner et Barry sont dans cette situation, mais comme des milliers de gens autour de nous. Dans ce roman, je présente trois réactions différentes à une douleur similaire. Celles de Werner et Barry, et celle du père de la jeune fille disparue.

k-libre : À de nombreuses reprises, vous ouvrez des nouvelles scènes par une rapide description du moment de la journée en décrivant le soleil, ses reflets, etc. Scènes très visuelles qui ouvrent la séquence. Est-ce une manière de donner un cadre, une indication quasi cinématographique ? Une liaison avec le thème du vampire ?
David S. Khara : Aucune liaison avec le thème du vampire, mais une vraie référence à des moments vécus que j'avais envie de coucher sur le papier. Certaines des scènes auxquelles vous faites références viennent en droite ligne de mes propres souvenirs à Manhattan comme en Virginie. Il s'agissait moins de parler de moi que d'aller chercher des moments qui m'ont marqué. Des moments hors du temps, purement contemplatifs. D'ailleurs, les deux héros parlent de leur vie passée en y associant le soleil. Werner lors de ses promenades matinales, et Barry le matin du 11-Septembre.
Mais il y a aussi un rapport direct avec le roman. En effet, Werner est soumis à une triple peine. Il est privé de sa femme et de son enfant, il devient (sans savoir pourquoi, mais rassurez-vous la vérité sera connue plus tard) une créature surnaturelle et s'éloigne du monde.

k-libre : Werner ou Eytan sont deux personnages qui sont au-delà de l'humain. Pourquoi utiliser de tels personnages dont les "talents" peuvent diminuer dans un thriller la notion de suspense ?
David S. Khara : Vous avez raison, sauf à envisager autrement la notion de suspense. Ainsi dans les Vestiges, le vrai suspense se situe dans la relation entre les deux principaux protagonistes. Dans Le Projet Bleiberg, le vrai suspense tourne également autour des personnages.
Le thriller, le polar ou le vampirisme, sont des toiles de fond, des ambiances dans lesquelles je fais évoluer les personnages. Dans la mesure ou je m'inscris dans la durée avec deux trilogies, j'ai d'abord travaillé sur l'attachement, le lien entre le lecteur et les héros.

k-libre : Malgré le retentissement du premier volet, Le Projet Shiro paraît chez le même éditeur et Les Vestiges de l'aube dans sa nouvelle édition est dédié au premier passeur du texte. Y a-t-il un rapport avec la fidélité d'Eytan pour son ami ou le double sauvetage (Werner se mettant en danger de mort en sauvant Barry qui doit le sauver à son tour) des Vestiges ? Comment concevez-vous votre rapport aux éditeurs ? Si l'on veut vivre de sa plume, la fidélité est-elle possible ? Comment envisagez-vous la suite ?
David S. Khara : J'ai reçu de nombreuses propositions pour quitter Critic et publier Le Projet Shiro ailleurs. Pour Les Vestiges de l'aube, je suis parti de Rivière blanche avec l'accord de Philippe Ward et Jean-Marc Lofficier. Mais je ne les laisse pas tomber pour autant. La fidélité est pour moi une valeur essentielle. J'écris par plaisir, je ne cherche ni le succès, ni la reconnaissance, ce qui me laisse une totale liberté dans mes choix. Et ces choix sont guidés par le plaisir que j'ai à travailler avec les uns et les autres. Sans un rapport humain fort, je passe mon chemin. Y a-t-il un lien avec les exemples que vous citez ? La réponse est évidemment "oui".
J'entretiens des rapports de grande proximité avec mes éditeurs. Je suis un ancien chef d'entreprise, je n'ai donc aucune difficulté à envisager de concert les aspects artistiques et économiques. C'est un nouveau métier que je prends plaisir à apprendre.
Je pense, mais c'est encore une fois très personnel, que la fidélité est un gage de construction et de bien-être. Mais le monde de l'édition est un monde complexe, avec de nombreux candidats et peu d'élus. Vivre de sa plume dans le contexte du marché du livre actuel est un luxe qui exige la conjonction de nombreux facteurs. J'ai de la chance, j'en suis conscient, mais je me garderai bien de jouer les donneurs de leçons. Ce que je sais, pour l'avoir vu, c'est que certains sont prêts à tout pour réussir, et deviennent des proies faciles pour quelques vautours sans scrupules qui se nourrissent des rêves des autres. Je n'ai plus vingt ans, j'ai pas mal roulé ma bosse et je les vois venir de loin.
Concernant la suite, je vais reprendre l'écriture du tome 2 des Vestiges de l'aube, puis je travaillerai sur le troisième et dernier tome des Projets. En parallèle, je vais suivre le travail sur l'adaptation cinématographique de Bleiberg et l'adaptation en BD des Vestiges avec Serge Le Tendre à la baguette. Comme vous le voyez, les années à venir seront très chargées...


Liens : David S. Khara | Les Vestiges de l'aube | Le Projet Bleiberg | Le Projet Shiro Propos recueillis par Laurent Greusard

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