Le Cœur et la raison

J'ai fermé la porte de la chambre à coucher. Le grand-père voulait entrer, voir, mais je ne lui ai pas permis. D'abord les relevés de la Scientifique, pour ne pas déranger la scène du crime. D'abord la glace de la bureaucratie, puis le feu dévorant de l'amour paternel.
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jeudi 25 avril

Contenu

Roman - Policier

Le Cœur et la raison

Psychologique - Vengeance - Whodunit MAJ mercredi 24 avril 2013

Note accordée au livre: 4 sur 5

Grand format
Inédit

Tout public

Prix: 25 €

Dorothy L. Sayers
Gaudy Night - 1935
Suzanne Bray (présentation)
Traduit de l'anglais par Daniel Verheyde
Villeneuve-d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, novembre 2012
444 p. ; 24 x 16 cm
ISBN 978-2-7574-0413-3
Coll. "Lettres et civilisations étrangères. Domaines anglophones"

Retour hormonal de manivelle

Les lettres de rappel de la bibliothèque de prêt vous parviennent à un rythme de plus en plus soutenu. Vous étiez censé rapporter l'ouvrage dans les trois semaines et cela fait maintenant trois mois qu'il hante vos coins de table. Le livre n'est pas imprimé sur papier bible et il n'est pas relié de cuir, mais il est façonné de telle manière qu'il ne se referme jamais de lui-même. Nul besoin de "marque-ta-page". Vous pouvez aller pisser un coup tranquille, le livre restera impeccablement ouvert sur la savante note de bas de page qui aura attiré en dernier votre attention.

Il ne s'agit pourtant pas de L'Anatomie de la mélancolie de Robert Burton (1621), mais bien d'un roman policier, Le Cœur et la raison (1935), le plus vanté des polars de Dorothy L. Sayers, inédit en français. Chacun de ses vingt-trois chapitres s'ouvre sur une perle littéraire très soigneusement pêchée. William Sheakspeare, Pierre Erondell, Edmund Spencer, Michael Drayton etc. Robert Burton surtout, dont les extraits incitent déjà gravement à la méditation. Le polar lui-même est imprimé très petit. À croire que les universités françaises, et celle de Lille en l'espèce, qui a pressé ce précieux volume, se sont mis de mèche avec les oculistes pour former en série les presbytes progressifs de la nation. C'est donc par simple instinct de conservation qu'on croit d'abord pouvoir se passer des innombrables notes de bas de page pour suivre cette intrigue, détaillée, lascive, glauque et décontractée à souhait, dont le personnage principal est Oxford.

Car l'écriture de Dorothy L. Sayers est limpide, enlevée et parfois lumineuse, lorsque par exemple une nostalgie puissante s'empare de la narratrice, Harriett Vane, de retour au Shrewsbury College pour un repas anniversaire, à Oxford, dont elle fut comme son auteur l'une des premières étudiantes, elle-même auteur de polars à succès. Et on y est, à Oxford, et on y est bien. Un monde dans ce monde déjà enchâssé dans sa nuit brune, sa Gaudy Night, pour reprendre le titre original du roman. Longue, sale et pure nuit fasciste, qui comme ce livre ne se refermera jamais d'elle-même.

Les fans d'Agatha Christie, de son humour, du cours catastrophique et flegmatique de ses intrigues, seront au comble du détachement. Shrewsbury College est une université de femmes. Enseignantes comme étudiantes reçoivent rapidement des missives ordurières et incendiaires. La flambante bibliothèque est saccagée la veille de son inauguration, ses murs couverts de graffitis obscènes et meurtriers. Les corrections d'un savant manuscrit partent en fumée. La frappe semble aveugle, relever de la folie pure et simple et n'épargner personne. Harriet Vane écarte avec soulagement, mais douloureusement, la doyenne de Shrewsbury de ses soupçons. L'enquêtrice elle-même, en raison d'un passé jugé sulfureux dans un environnement aussi docte, sent sa présence suspecte. Une étudiante, particulièrement brillante et fragilisée par la pression des examens, harcelée par le corbeau, décide d'en finir, emprisonnée dans les algues tranchantes de la rivière. C'est le moment d'appeler à la rescousse, non pas Zorro, mais Lord Peter Winsey, diplomate pour le Foreign Office, personnage récurrent dans les polars de Sayers, nous disent les connaisseurs, sa liaison amoureuse, impossible, avec Harriet Vane, qu'il a sauvé de la potence, en constituant le fil rouge. Le rondo que ce Lord Peter nous jouera, je veux parler de la scène finale d'élucidation, en présence de toutes les suspectes et protagonistes, pour mettre enfin à jour le fumier intime de la tueuse, sera un déchaînement de haine et de souffrance. Un véritable morceau d'anthologie.

Et pourtant le livre ne se referme toujours pas. Et n'avance pas bien vite, pour tout dire, tant qu'on s'obstine à s'épargner les notes de bas de page. Difficile déjà, sans s'y référer, de saisir les allusions, les jeux de mots et d'esprit, les infimes détournements auxquels se livrent continuellement ces demoiselles savantes, au cœur des situations les plus nauséabondes, débattant en toute sympathie, par exemple, de la sélection par la lignée, par la race, de la stérilisation des débiles, des inadaptés. Car Oxford, c'est également une culture, aussi solide et balisée, jusque la déraison, que son architecture, ses jardins, les rituels de ses loisirs les plus innocents. En fait, l'érudition vraie, la précision de la mémoire et l'intégrité intellectuelle forment l'intrigue elle-même du polar : "les citoyens des démocraties européennes actuelles ont reçu une éducation incomplète. S'ils n'avaient pas reçu d'éducation du tout, ils arriveraient peut-être à faire abstraction des discours et à se fier à ce qu'ils savent vraiment ; ou s'ils avaient reçu une éducation complète (sous-entendu : comme à Oxford sans doute...), ils apprendraient peut-être à comprendre les discours et à manipuler les paroles avec toute l'adresse de Humpty Dumpty ; mais aussi longtemps qu'ils vénèrent les paroles sans savoir les critiquer, il est méchant et cruel de les exposer aux charlatans."1

Lorsqu'une chercheuse enseignante compare une femme acceptant de son mari qu'il falsifie sciemment tel ou tel fait historique pour obtenir un poste universitaire susceptible de faire vivre sa famille, à un homme acceptant de sa femme qu'elle monnaie ses charmes pour assurer leur subsistance quotidienne, Lord Peter fait une réflexion d'une portée philosophique indéniable, mais surtout il décrit le singulier exercice d'anatomie auquel se livre Dorothy L. Sayers dans ce polar : "Si jamais il vient à l'esprit des gens de donner la même importance à l'honneur de l'esprit qu'à l'honneur du corps, nous aurons une révolution sociale d'un genre sans précédent... qui plus est très différente de celle qui a cours en ce moment." (p339)

L'anatomie d'une antinomie, celle qui étreint les femmes érudites comme tout être humain : l'antinomie entre le cœur et la raison. Et le féminisme névrosé de nombre de ces professeurs sacrifiant à l'intégrité intellectuelle leur vie affective entière, renonçant à la famille, aux enfants, non par principe mais par nécessité, offre un terreau idéal à la vengeance folle, au retour hormonal de manivelle. Ne volent-elles pas le boulot des hommes, en même temps qu'elles abandonnent leurs obligations biologiques ? Ça ne peut que saigner ! C'est dans l'ordre des principes vitaux dont ces femmes-cerveau ne cessent de défendre la violence.

Nous sommes encore fort loin du rondo final, haineux, écorché, de ce livre, et il ne se referme toujours pas. Mais désormais rien ne presse. Quand le moment tant redouté de devoir l'achever viendra, il sera toujours temps de le rouvrir.

1. Là ce n'est pas Harriet Vane qui parle, mais Dorothy L. Sayers elle-même, à l'occasion d'un repas d'anciennes du Somerville College, dont la romancière était étudiante entre 1912 et 1915. Ces propos nous sont rapportés dans une très savante introduction. Ce retour à Oxford offrit à l'auteur l'occasion de démêler quelques-unes de ses préoccupations existentielles, de "ses tourments d'érudite", élucidation dont la romancière n'attendait aucun succès, mais qui en connut un immense.

Vous pouvez retrouver l'ensemble de ces chronique dans le dossier Retour aux sources.

Citation

Les êtres humains n'étaient pas comme cela ; les problèmes humains n'étaient pas comme cela ; en fait, ce que l'on avait, c'était environ deux cents personnes qui entraient et sortaient d'un collège en courant comme des lièvres, faisant leur travail, vivant leur vie, poussés en permanence par des mobiles insondables, même à leurs yeux, et puis, au milieu de tout cela... non pas un meurtre banal, compréhensible, mais un acte de folie dépourvu de sens et d'explication.
Comment, de toute manière, parvenir à comprendre les mobiles et les sentiments des autres, lorsqu'on n'était pas capable de le faire pour soi-même ?

Rédacteur: Stéphane Prat lundi 22 avril 2013
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