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Laetitia Bourgeois et ses singuliers enquêteurs médiévaux

Mardi 10 novembre 2009 - Historienne de formation, (elle possède un doctorat) botaniste par goût, (elle a crée un jardin médiéval) Lætitia Bourgeois combine ses deux passions avec des intrigues enlevées, fort bien troussées, dans des livres passionnants. Elle met en scène Barthélémy, un paysan qui devient sergent de justice et Ysabellis une guérisseuse. Avec ces deux personnages emblématiques de l'époque, elle prend pour décor le Gévaudan et le Velay des années 1360. Elle restitue le quotidien des populations, les incidences sociales et économiques des conflits et guerres que se livrent les puissants. Elle fait revivre, au fil d'intrigues subtiles, le climat de l'époque, l'existence de ces communautés soumises aux caprices du temps et des puissants, à la violence des hommes et de la nature.
Elle publie depuis 2005 aux éditions Privat. Toutefois, c'est par la réédition de ses romans, dans la collection "Grands détectives" des éditions 10-18, que cette auteure, qui sait si bien faire revivre une époque méconnue, a atteint un public plus large.
Rencontre avec une auteure qui sait mettre, avec talent et passion, ses connaissances, à la portée de tous.
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© D. R.



k-libre : Barthélemy Mazeirac est paysan dans le village de Marcouls, le plus froid et le plus éloigné du pays. Il est le sergent de justice du village. Que recouvrait ce titre ? Comment était-il attribué ? Quelles tâches et missions le porteur de ce titre devait-il assurer ?
Laetitia Bourgeois : Le sergent est un peu la "cheville ouvrière" de la justice médiévale. C’est lui qui s’occupe du bon déroulement de la perception des impôts, qui vérifie dans les forêts que du bois n’a pas été coupé en douce, qui sépare ceux qui se battent, qui recherche les auteurs de vols. Il ne porte pas d’arme et son pouvoir principal est de traîner les délinquants devant le tribunal en les menaçant d’une amende. En revanche, la haute justice, celle qui implique les crimes de sang n’est pas de son ressort. C’est le seigneur justicier qui nomme le sergent qui officiera en son nom sur tout le territoire dont il possède la juridiction. La "proclamation" est faite en place publique, par un crieur, et souvent enregistrée par écrit dans les registres de justice.

Ysabellis connaît les vertus médicinales des plantes et soigne les malades autour d'elle. Pourtant elle rencontre l'hostilité de la majorité des habitants. Pourquoi, les femmes et les hommes qui avaient ces connaissances étaient-ils souvent l'objet de méfiance, de rejet ? Étaient-ils trop indépendants ? Leurs connaissances faisaient-elles peur ?
Ysabellis est avant tout une femme qui vit seule et sans parenté. Cela suffit à susciter la méfiance. Sa pratique de la médecine, à la frontière entre connaissances savantes et vernaculaires, est encore admise au XIVe siècle. Plus pour longtemps. Au XIIe siècle, les femmes médecins de Salerne sont réputées dans tout l’Occident pour leur science. Au XVIe siècle, la profession de médecin ("médecine") est fermée aux femmes, et l’on poursuit les "sorcières" ou présumées telles.

Barthélémy est veuf, Ysabellis est guérisseuse. Comment avez-vous construit vos deux héros ?
J’ai avant tout choisi l’époque. Les hommes et femmes de cette époque sont tous des survivants, des miraculés. La peste de 1348 a tué entre le tiers et la moitié de la population, le retour de peste de 1361 a fauché les enfants nés après le drame. On ne connaît aucun remède à la peste, et pas encore le moyen de s’en protéger. Ysabellis et Barthélémy sont donc de leur temps... une guérisseuse sans moyen contre le fléau du siècle, un homme ayant perdu les siens. Paradoxalement, le fléau de la peste permet aussi de redistribuer les cartes, offre aux vivants des perspectives, des libertés qu’ils n’auraient pas goûtées sans ce traumatisme. Ysabellis et Barthélémy en profitent aussi.

Le choix de l'activité d'Ysabellis n'a-t-il pas été déterminé en fonction d'un de vos centres d'intérêt ?
Peut-être bien...

Vous avez retenu, comme cadre de vos deux premières intrigues, le Gévaudan, une région défavorisée des Cévennes. Pourquoi avoir choisi ce pays où la plus grande pauvreté sévit de façon endémique ?
Pour la beauté des landes, des forêts, des pierres ; pour l’odeur de l’air et des feuilles en décomposition ; pour les couleurs du givre et de l’eau. Bien sûr la pauvreté est grande, la vie difficile, mais ça n’empêche pas les médiévaux de vivre et même d’être heureux (parfois).

J'imagine, qu'à l'époque, ces pauvres gens ne devaient pas susciter l'intérêt des chroniqueurs. Comment vous documentez-vous sur la vie quotidienne des habitants de ces petits villages ruraux ? Existe-t-il de nombreuses sources pour retrouver le mode d'existence de ces populations ?
Les fonds d’archives regorgent de trésors : parchemins roulés, cahiers de papier jaune et épais, petits carnets mangés par les vers, écrits en latin et en pattes de mouches. Ce ne sont pas des chroniques ou des descriptions, en effet, mais des inventaires de biens, des contrats de vente, des testaments, des registres d’hommage, des déclarations de patrimoine, des registres de justice. Des documents de la vie quotidienne qui, croisés en grand nombre, donnent une image vivante de la vie quotidienne. Les archéologues viennent aussi au secours des historiens en fouillant les villages abandonnés, les poubelles et les cimetières. Et parfois, on tombe sur un document exceptionnel, comme ce compte-rendu de la recherche d’un cambrioleur, dans lequel on suit le sergent dans la maison du présumé coupable, on l’accompagne alors qu’il fouille dans la maie, au pied du lit, on le regarde par dessus l’épaule découvrir le ballot dérobé à ses voisins et faire l’inventaire des menues possessions, quelques rubans, des demi-manches, quelques pièces d’étoffe empaquetées, un bonnet...

Dans Les Deniers du Gévaudan, (10-18 - 2009) vous évoquez la collecte des impôts et appuyez votre intrigue sur la disparition du collecteur et de... la fortune qu'il transporte. Cette situation était-elle courante ?
1363, ce sont les débuts de la fiscalité royale. La guerre de Cent ans réclame de plus en plus d’hommes, d’armes, de ravitaillement, et pour cela, il faut de plus en plus d’argent. Les collecteurs d’impôt royaux se multiplient, souvent contre la volonté des seigneurs locaux qui éprouvent de leur côté des difficultés à lever leurs propres impôts et taxes. C’est sur fond de ce conflit que j’ai situé Les Deniers du Gévaudan, qui n’est pas tiré d’un fait réel, mais d’un fait "probable".

Avec Le Parchemin disparu de Maître Richard, (10-18 - 2009) vous abordez les obligations de corvées, de "boyrade" et de taille à merci imposées par le seigneur à ses tenanciers (paysans) pour travailler ses terres. Le seigneur avait-il des terres qu'il gardait pour son usage personnel, qui n'étaient pas confiées à des exploitants ?
Au XIIe siècle, la "réserve" seigneuriale est très courante, au XIVe siècle, elle n’est plus que résiduelle.

Ces corvées faisaient l'objet de chartes. Tout était déjà consigné par écrit ? Celles-ci font-elles partie des sources encore exploitables ?
Durant tout le Moyen Âge, les paysans n’ont pas cessé de se battre contre ces corvées et ces impôts à merci, qu’ils ont cherché à racheter s’ils le pouvaient, à "abonner" sinon, afin de pouvoir prévoir ce qu’ils auraient à payer. Dans les régions de droit germanique, l’écrit n’est pas indispensable, le témoignage prime, mais dans les régions de droit romain, (en gros le sud de la France), l’écrit a force de loi. On trouve donc de nombreuses chartes de "libertés", qui encadrent les rapports entre seigneurs et paysans.

Dans Un seigneur en otage (éditions Privat - 2007), le baron de Randon, que servent vos héros, doit partir à Londres pour cautionner la libération du roi en attendant que soit réunie la somme colossale de la rançon. De quel roi s'agit-il ? Était-ce une pratique courante ?
C’est en effet une coutume féodale, que le vassal vienne en aide à son suzerain. Dans ce cas précis, il s’agit de Jean II, dit "Le Bon", qui a été fait captif en 1356 lors de la bataille de Poitiers, libéré en 1360 par la signature du traité de Brétigny, contre le paiement d’une rançon que le pays, ravagé, n’arrivera jamais à payer. En 1364, il retourne donc en Angleterre pour renégocier le traité et se constituer prisonnier, puisque sa rançon n’a pas été payée en entier, et y meurt rapidement.

Un seigneur en otage est pour vous l'occasion de donner une dimension supplémentaire aux compétences de vos héros. N'est-ce pas aller trop vite ? À l'époque une promotion pouvait-elle être aussi rapide ?
Une période de guerre et de pénurie d’hommes offre beaucoup de possibilités, tant aux personnages de l’époque qu’aux romanciers !

Au fil de vos romans voulez-vous développer une saga familiale autour de Barthélémy et d'Ysabellis ?
Non.

Pourtant vous n'êtes pas tendre avec vos personnages. Vous les maltraitez, vous les faites battre, blesser gravement. Le fruit de leurs enquêtes pouvait-il déboucher sur autant de violence ?
La société médiévale est-elle violente ? Plus ou moins violente que la nôtre ? Les historiens ne se sont pas encore mis d’accord à ce sujet. Mais les romans que j’écris se situent dans le cadre d’enquêtes criminelles, de révoltes, de complots. Mes héros, physiquement présents dans ce monde-là y ressentent autant que les autres, le froid, la faim, la douleur... et aussi la joie, l’amitié, la tendresse. Ce ne sont pas de purs esprits désincarnés.

Vous évoquez, à propos du sire de Randon, les statuts de seigneur justicier et de seigneur foncier. Pourquoi et en quoi consistait cette différence ?
Le seigneur foncier est celui qui possède une terre (en propriété éminente), dont il cède l’usage à un paysan. Un seigneur foncier peut ainsi être un tout petit propriétaire terrien, possédant quelques parcelles. Le droit d’exercer la justice, en revanche, se transmet héréditairement chez les seigneurs relativement importants. Le seigneur exerçant le droit de justice nomme son bayle, son ou ses sergents, son juge, et appointe un clerc ou un notaire pour transcrire les actes. Il se paye sur les amendes. Le droit de justice, comme on le croit habituellement, n’est pas une source de revenus pour la seigneurie : il coûte aussi cher que ce qu’il rapporte. Mais c’est une fonction de prestige, aussi, les seigneurs se le disputent âprement.

Dans Un seigneur en otage, vous décrivez les luttes féroces que se livraient pour le profit, les seigneurs et les prieurs. L'argent était-il déjà le nerf de tout pouvoir ?
S’il y a une chose qui n’a pas évolué depuis la fin du néolithique, c’est bien celle-là...

Dans ce même livre, Barthélemy est dans le Val d'Amblavès. Pourquoi la famille du seigneur de Randon avait-elle fait une donation à l'abbaye de Tournus pour installer un prieuré dans le Velay. Les religieux de Tournus avaient-ils une influence sur des régions aussi éloignées ?
Oui, à cette époque, l’influence des moines de Tournus rayonnait dans presque toute la France, comme ceux de Cluny peu de temps auparavant. Leurs émissaires parcouraient le pays (et les pays voisins) pour récolter des dons. Mais au XIVe siècle, leur influence avait décliné, et ils peinaient à entretenir le petit prieuré de Lavoûte, lointain et qui vivotait avec deux ou trois moines seulement.

L'intrigue des Deniers du Gévaudan, votre premier roman publié, se déroule en octobre 1363 et celle du Parchemin disparu de maître Richard, le second, en mars 1363. Des événements ont lieu dans le second qui ne peuvent être antérieurs. Vous expliquez cette "contradiction" par le fait que l'année commençait à Pâques. Qu'en était-il ?
Oui, jusqu’au XVIe siècle, le calendrier dit "Julien" était en vigueur, et l’on choisissait comme premier jour de l’année le jour de Pâques. Le 1er mars 1363 est donc à la suite de novembre 1363, en revanche, en avril, on passe en 1364.

Il ne faisait pas bon naître fille à cette époque dans un milieu modeste. (Les choses ont-elles changé ?) Le mariage avec un époux "convenable" nécessitait-il une dot difficile à réunir ?
Fille ou garçon, on "n'obtenait" le droit de se marier que lorsqu’on avait réuni suffisamment de biens pour élever une famille, et les histoires, contes et fabliaux mettaient tous en garde les jeunes qui se seraient lancés dans la vie sans un matelas de biens suffisant.
En Velay, les biens étaient partagés à peu près équitablement entre les enfants, garçons et filles. Ce qui signifie que l’on donnait les terres à ou aux aînés, et que l’on dotait les suivants.

Vous revenez souvent sur cette dot. Ainsi, pour maître Richard : "Il avait acquis une certaine aisance et avait pu marier deux de ses filles." Que devenaient les autres ?
Celles de maître Richard ne sont pas encore en âge de se marier, mais celles qu’on ne pouvait pas doter finissaient généralement comme servantes dans la maison de frères, oncles, tantes, où elles travaillaient jusqu’à la fin de leurs jours contre le gîte et le couvert. Triste condition.

On parle beaucoup de femmes voilées. Mais les femmes mariées, en 1363, ne devaient-elles pas, pour sortir, mettre une coiffe qui était l'attribut des épouses ?
Les femmes comme les hommes. Seuls les enfants sortaient sans couvre-chef, et il n’y avait pas pire insulte que d’arracher le chapeau ou la coiffe de quelqu’un !

Vous vous attachez à décrire une vie quotidienne qu'on a du mal à concevoir, à imaginer aujourd'hui, avec la promiscuité, l'absence de lumière dans les logis. La mort était était très présente entre brigands, maladies, accidents... Quelle était l'espérance de vie de ces populations dans de telles conditions d'existence ?
On considère qu’un enfant sur trois atteignait l’âge de deux ans, un enfant sur deux atteignait l’âge adulte. La mort des enfants est très présente, drame toujours renouvelé. Ensuite, sauf peste ou épidémie, l’espérance de vie se rapproche de celle des sociétés traditionnelles, et l’époque médiévale compte son lot de vieillards chenus.

Avez-vous déjà fixé le terme de votre série où vous plaisez-vous en compagnie de vos personnages et relatez leurs aventures sans idée préconçue quant à une fin ?
Je crois que j’arrêterai quand je n’aurai plus d’aventures à leur faire vivre ! Je n’ai pas vraiment de plan de carrière pour eux.

Les éditions Privat annoncent, pour janvier 2010, une quatrième enquête de Barthélémy et Ysabellis qui porte le titre de La Chasse sauvage. Pouvez-vous nous en dire plus sur l'intrigue ?
Le Val d’Amblavès, où vivent Ysabellis et Barthélémy, est parcouru par d’étranges cavaliers, qui apparaissent, disparaissent, volent du blé, effrayent les populations et déjouent toute poursuite. Le mot de "sorcellerie" est prononcé, mais qui sont-ils, que font-ils, et pourquoi ne peut-on jamais leur mettre la main dessus ? Dans ce roman, j’ai joué sur les croyances populaires, on croise aussi beaucoup de voyageurs, muletier, colporteur, charbonniers, qui donnent une autre vue sur la société médiévale.

Outre ce nouveau roman, que nous réserve votre actualité éditoriale ?
J’ai plusieurs projets dans mes cartons. Mais rien qui soit sur le point de sortir. Patience...


Liens : Laetitia Bourgeois | Le Parchemin disparu de maître Richard Propos recueillis par Serge Perraud

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