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Cette fois l'assassin a choisi des victimes de conditions différentes. Non, ce ne sont pas des crimes d'un maniaque criminel. Il y a quelque chose d'étrange et de sinistre. Vous me faites peur. De quoi parlez-vous ? Watson, je suis sûr que ces meurtres ne sont qu'une partie d'un plan.
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Du roman au monde, la noire comme elle va

Mardi 05 mai 2009 - Avec Nimu, roman baroque empruntant à tous les genres, Jean-Pierre Santini semble avoir écrit une sorte de roman de fin de siècle. Roman catastrophe, il prend acte de ce que – dans la relation à soi, à l’autre, au monde -, rien n’ait tenu. On a laissé mourir le monde. Roman de cette Apocalypse, rien moins, mais ouvert aux quêtes identitaires qui le traversent. Celles des peuples, celles des personnes, mais aussi celles des langues et des littératures. Qu’est-ce qui justifie l’écriture ? D’aucuns pensent que l’écriture se justifie elle-même. Certes, mais encore ? Cheminant entre Foucault, le poétique, la science-fiction et les littératures noires, la richesse de l’aventure que propose Jean-Pierre Santini est d’être "textuelle" : de se traduire en mots, en phrases, en quête d’un style, bref, en demande d’une littérature capable de dire enfin notre situation dans le monde, pour recouvrer ce monde et notre place en lui.
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© D. R.



k-libre : Votre roman s’ouvre sur l’année 2033. Un ouragan a dévasté une île, sans nom tout d’abord. Plus insidieusement, une vraie catastrophe s’est abattue sur l’humanité. Les gens se sont mis à mourir comme ils avaient fini par vivre, égoïstement. La relation à soi, à l’autre, à la vie, à la mort, rien n’a tenu. On a laissé mourir le monde ?
Je ne suis pas sûr que l’on sache toujours ce qu’on écrit. Et même pourquoi on écrit. C’est un peu le mystère de la pratique. L’auteur est la somme confuse de tous les référents qui l’ont conduit jusque-là. Cela vaut, bien sûr, pour chaque personne. Nous portons en nous des histoires qui ne nous appartiennent pas et qui pourtant nous constituent.
Dans ce roman qui m’échappe un peu – heureusement d’ailleurs parce qu’imaginer l’apocalypse n’est pas sans risque pour l’imaginaire – chaque personnage porte en soi la désolation. Rien ne tient et tout s’effondre dans une quête identitaire d’autant plus désespérée qu’on oublie d’être différent au quotidien. Laisser mourir le monde c’est se confondre avec la marchandise. C’est laisser le temple aux marchands.
Les deux dates, 2000 et 2033, correspondent bien sûr au temps de vie du Christ. Petit calcul prémédité pour jouer un peu du registre prophétique.

Et en même temps que le monde, c’est le statut de la mort qui a changé. "Autrefois, écrivez-vous, était un temps où personne n’échappait à la mort mais où la mort n’échappait à personne"...
La mort est toujours de l’ordre du privé, de l’intime. Les rites qui l’entourent sont à l’usage des survivants. Se désintéresser de la mort c’est évidemment se désintéresser de la vie.

D’où vous vient cette fantastique image de l’accroupissement ? On songe aux momies, à La Ballade de Narayama...
L’accroupissement c’est le retour à la forme fœtale pour le retour à la terre. On intègre la matrice minérale comme on réintégrerait le ventre de la mère. Mais au lieu de la tendresse, la dureté, du fluide, la poussière, de l’humide, le sec. S’accroupir c’est revenir sur soi, à soi et, en fait, à sa non appartenance. Être et être seulement la conséquence des autres .

Vous évoquez une ère d’errance. Il n’y a plus de littérature, plus de conversations. Les hommes ne se parlent plus entre eux.
Les mots nous traversent et nous racontent notre propre aventure. Ils ne nous appartiennent pas mais nous constituent, provisoirement du moins. Ils nous posent et ils nous déposent. Nous leur sommes étrangers. Quand les hommes ne se parlent plus entre eux, c’est que les mots eux-mêmes ne leur parlent plus. Le silence, ce n’est pas l’absence de mots. Paradoxalement, c’est leur profusion. À trop dire, on ne s’entend plus. La toile - Internet - est un lieu mutique.

Dans ce monde, il reste à peine "le strict nécessaire pour marquer (chacun, sa) raison d’être encore là".
Autre paradoxe : le strict nécessaire c’est le monde débordant de marchandises et l’obligation faite de les consommer immodérément.

Mais la mémoire, en même temps, écrivez-vous, ne mène à rien. Des décennies d’abus du devoir de mémoire ne nous le montrent-il pas ?
L’obligation au souvenir concerne le collectif, car pour ce qui est de sa propre mémoire on finit naturellement par la perdre. Commémorer est un devoir d’avenir à condition que le collectif ait le sentiment d’en avoir un. Dans les périodes de crises - apocalyptiques ? – le devoir de mémoire n’aide pas à imaginer l’avenir.

Changement climatique aussi. Un faux été dispose de tout. Le temps, l’espace, se sont contractés, tous les endroits du monde se ressemblent.
Dans Nimu, le changement climatique concerne évidemment les climats intérieurs. Et c’est le même partout pour chacun. D’où le silence des mots, le langage perdu et la mémoire collective. Il y a toujours plus de monde mais de moins en moins pour faire monde car chacun porte en soi son exil. Le paradoxe des multitudes c’est qu’elles produisent des êtres seuls.

Longtemps, le théâtre de la catastrophe est décrit comme une scène de crime. Quel est ce crime ?
Le crime c’est celui d’une existence injustifiée. Qu’est-ce qui justifie notre existence ?
Plus exactement, qui justifie notre existence ? Et peut-on la justifier soi-même ?

À l’intérieur de cette scène, le commissaire Yann Caramusa s’active. Un viatique pour tenir bon contre la nuit qui est descendue sur le monde ?
À l’intérieur de cette scène nous nous activons tous. La nuit n’est pas descendue sur le monde, elle y est depuis qu’il y a des vivants au monde. Et tout acte, même le plus anodin, porte en soi les clartés de la mort. C’est ainsi qu’on chemine dans la "nuit vivante" selon la formule de Michel Foucault.

En même temps, il y a quelque chose de poignant – et jubilatoire -, non, que ce soit l’enquête policière qui nous conduise sur les chemins de la quête ontologique ?
L’être est toujours en question quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, par ce qu’il dit et qu’il fait. Toute enquête sur soi est policière. On présume qu’il y a un cadavre quelque part. Au fond, on passe son temps à enquêter sur son avenir. Et à terme, selon la belle formule de Picasso, ce qu’on trouve nous apprend ce que nous cherchons.

Lui relève les histoires. Croise celle d’Alice par exemple, qui soliloque dans un silence très vaste. Est-elle comme la dernière femme ? Elle se pose la question du reste. Terrassée. Le nom seul de Polo fait corps en elle. D’une façon poignante, puisque c’est à le prononcer qu’il existe encore un peu. Mais elle ? L’écueil du radotage solipsiste, notre site existentiel ?
Alice est la dernière femme, donc la première, celle à qui l’on parle depuis toujours. En chaque femme, la mère toujours recommencée ! Le nom de Polo fait corps avec elle parce que tout fait corps avec celui des femmes. Elles remettent le monde au monde autant que de besoin. Il suffit qu’elles se le disent par ces mots mêmes et ces silences qui ne leur appartiennent pas. Ce sont les mots qui radotent et c’est bien utile pour occuper nos solitudes.

Réchauffement climatique, multiplication des ouragans et siècle d’un nationalisme maussade... Les repères ont sauté. Sur le continent, les gens ne savent plus qui ils sont. En Corse, on ne le sait pas vraiment non plus, et pourtant, en Corse, "tout parle Corse". C’est quoi ce parler Corse ?
Ce "parler Corse", c’est celui de l’effacement, de l’agonie et donc de la dernière lutte. C’est le parler de celui qui sait qu’il va mourir. Nous sommes entrés dans le Crépuscule des Corses (Titre prémonitoire d’un ouvrage de Nicolas Giudici).

Il s’ancre dans une géographie qui se dévoile peu à peu sous votre plume. Mais justement, sous votre plume : ce pays n’est-il pas devenu légendaire, au sens où le latin en rend compte, de legenda : choses à dire ? Un pays intérieur désormais ?
La légende commence quand finit l’histoire. Et nous sommes à la fin de l’histoire du peuple corse. C’est pourquoi, me semble-t-il, il y a de l’avenir pour la littérature insulaire. Le pays de l’intérieur ce sont les écrivains, les poètes, les artistes qui le portent, non pas par nostalgie ou pour un deuil interminable, mais pour donner naissance à une autre histoire. Ce que les auteurs ont à dire, les politiques et les acteurs sociaux en général ne peuvent pas le dire parce qu’il y faut du parler vrai et que le parler vrai c’est dans la fiction qu’on le découvre le plus souvent.

Vous développez une vision quasi métaphysique de cette géographie corse, qui renvoie aux meilleures pages de Michelet sur l’âme des français...
La géologie plutôt que la géographie. L’écriture n’a pas besoin d’espace, de latitudes ou de voyage. Elle est le voyage même, "celui, comme disait Céline, que l’on peut faire en fermant les yeux". L’écriture a besoin de profondeur. Le monde est partout en tout point du monde. La métaphysique, si métaphysique il y a, est plutôt tellurique.
Mais il vrai que, pour la Corse, la géographie joue un rôle particulier. Dans les vallées claustrales se développent les particularismes, le clanisme, les solidarités étroites, tout ce qui, somme toute, est consolant pour les hommes, mais ravageur pour que surgisse une réelle volonté nationale.

Ce pays, par ailleurs, n’a jamais songé à écrire sa propre histoire, dites-vous. Les corses ne se seraient donc jamais révélés à eux-mêmes ?
L’oralité c’est la parole qui court les siècles en ne laissant que la trace de nostalgies inopérantes sur le réel. Le peuple corse est de tradition orale. Il ne s’est pas encore révélé à lui-même. Il en est resté au stade du sentiment national. Il n’a pas encore accédé à la conscience nationale. Et il est peu probable qu’il y accède un jour.

Corsitude, corsité... Au fond, le mot ne devrait-il pas être corse pour l’exprimer ? En existe-t-il un ? La chose elle-même existe-t-elle ?
Certains poètes de tradition orale qui s’expriment merveilleusement dans les "Chjiami e rispondi" parlent de "l’estru corsu". "Estru" peut se traduire par "génie" ou par "inspiration". Il y a un génie corse comme il y a un génie pour tous les peuples du monde. C’est sans doute une âme ou une identité en mouvement, en créativité. Je crains, malheureusement, que "l’estru corsu" ne soit en voie de disparition, qu’il ne se traduise plus que sous la forme d’une identité dormante.

Vous voyez dans l’exacerbation du nationalisme corse le signe d’un manque d’identité...
Certainement, parce que plus on s’éloigne de soi, plus on a tendance à se jouer la comédie – ou le drame – de ce que l’on voudrait être.

Que le Nimu du roman soit un nationaliste, alors là... Un manifeste ? "L’arrière-garde fragile d’un monde finissant" ? Ou bien ?
L’arrière-garde d’un monde finissant annonce toujours l’avant-garde d’un monde qui recommence. C’est le sens même de l’Apocalypse. Les lendemains chantent toujours... et souvent malgré nous !

Petru, notre militant, découvre au fond un monde dont l’identité se cherche dans la peur. Il ne trouve rien. Parce qu’il est en quête d’un insaisissable ?
Il est en quête de l’exact contraire de la violence et de la mort. Comme tout un chacun sans doute. Mais il y a une telle proximité entre aimer et mourir qu’on chemine toujours au bord du précipice.

Au fond, que réalise-t-il ?
Évidemment sa propre mort. Son propre sacrifice. Pour avoir cru en une cause qui n’était pas aussi sacrée que cela.

"Vivre, c’est se tenir toujours dans un commencement", dites-vous. Refuser l’identique. Mais alors, quelles conséquences pour la construction de l’identité corse ?
On a coutume de dire que la Corse a toujours fabriqué des Corses. Il est vrai qu’en deux mille ans d’histoire tout ce que la Méditerranée compte de peuples a abordé nos rivages. L’identité corse – mais n’est-ce pas la condition même de toute identité ? – est un processus, un mouvement, une vie et donc, nécessairement, un métissage. Toute crispation identitaire annonce la mort d’une identité.

Au regard même de l’identité linguistique de la Corse : doit-elle refuser toute unité linguistique ?
L’unité d’une langue n’est évidemment pas dans la variation de ses formes – parler du Nord, parler du Sud - mais dans le secret du langage qui peut s’installer même en silence – et souvent mieux en silence – entre ceux d’ici. Une autre forme, positive, de la loi du silence qui permet de se parler autrement qu’avec des mots.

Dans cette quête d’identité, une chose frappe : ce sont ses soubassements "catholiques"... Comment comprendre qu’être "corse", "humain", c’est être "cristianu" ?
On ne peut pas nier l’influence de la religion en Corse... Mais c’est assez banal. Ce qui l’est moins c’est le jeu récemment renouvelé à partir des rituels. Il est à craindre que nombre de mécréants ne portent la capuche dans les processions. Et pas pour faire pénitence mais folklore. Ne dit-on pas que le folklore est une manière pour les nations de mourir en chantant ? Ite missa est !

Le rituel symbolique de la cerca, le vendredi saint, ou celui de la granitula, qui entretient, pour faire savant, une homologie de structure avec la composition de votre texte ! Cette procession en spirale donc, vous pouvez nous dire en quoi elle intéresse le fait corse ? Tout comme la cerca, le Catenacciu, à la fois territoire et temporalité...
Peut-être que la procession en spirale de la Granitula est l’expression d’une recherche éperdue d’identité, comme une vis sans fin qui ne fixe rien ou ne se fixe que sur son mouvement perpétuel. La Granitula nous intéresse en ce sens que le peuple corse n’en finit pas de se chercher. C’est un peuple nomade qui court les millénaires et qui s’est mis un jour sous la protection de la vierge (Diu vi salvi Régina, hymne national) faute de trouver peut-être les voies de sa liberté. Mais l’universalité de la Granitula est aussi évidente parce que la recherche identitaire pour les individus comme pour les peuples, ici ou ailleurs, est une quête infinie.

L’ecclesia corse, pour reprendre un terme de saint Paul cherchant à construire le peuple chrétien en exportant ce mot du grec des marchands et non de celui des philosophes, aurait à prendre des leçons de ce côté ?
Si l’ecclesia est l’assemblée des citoyens, la leçon que l’on peut prendre c’est qu’effectivement l’écriture de l’histoire doit toujours dépasser la fixité des institutions. Jean-Jacques Rousseau observait à propos du peuple corse, qu’il était encore un peuple "capable de législation", autrement dit capable de créativité pour construire en permanence des législations nouvelles permettant à la société de proposer toujours des formes supérieures du vivre ensemble. Retour à la Granitula...

Vous étiez très militant, l’êtes-vous toujours ? Et comment ?
Bien sûr, je milite toujours dans l’espoir un peu fou, à vrai dire, de donner naissance à une nation exemplaire qui assure dans la réalité et pas seulement d’un point de vue formel la liberté, l’égalité et la fraternité que l’on évoque si souvent mais qui ne sont appliquées nulle part au monde. J’ai imaginé, voici vingt et un ans, l’Assemblée Nationale Provisoire. Ce terme de provisoire nous ramène encore à la Granitula : s’enrouler en permanence sur soi pour faire émerger l’esprit public, l’esprit des lois du vivre ensemble et non pas, bien sûr, le saint esprit. Dieu nous garde d’une théocratie !

Vous avez monté une maison d’édition – qui ne publie pas de polars me semble-t-il. Pourquoi ? Quelles écritures choisissez-vous de promouvoir ?
Ma petite fabrique de littérature – A Fior di Carta (À fleur de papier, l’expression même de l’écriture sur la page) – est une drôle d’entreprise où tous les livres sont produits manuellement. Je présume qu’elle est unique de ce seul point de vue. Et si vous voulez une idée des exercices auxquels je me livre, pensez au Charlie Chaplin des Temps modernes démultipliant les gestes sur une chaîne de montage dans une sorte de sarabande absurde. Les feuilles elles-mêmes sont assemblées à la main, une à une, en sorte que je suis sans doute le seul éditeur au monde à signer chaque recueil d’une trace ADN ! Je suis donc plus militant qu’éditeur et ce militantisme m’incline à diffuser autant que cela m’est possible de la poésie en langue corse et/ou française. Peut-être parce que la poésie est la langue première. Son origine grecque indique bien l’acte de faire. Et il s’agit pour moi, y compris par ce moyen, de mettre en acte la communauté de rêve qu’est la nation corse.


Liens : Jean-Pierre Santini | Nimu | Corsicapolar Propos recueillis par Joël Jégouzo

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