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Petite touche de noir au Train Bleu...

Mardi 17 février 2009 - Longtemps, Pascal Garnier a voyagé. Ici, là-bas, ailleurs… posant ses valises ou bien élisant un temps refuge en quelque coin. Aujourd’hui installé dans la Drôme, il ne quitte plus guère son domaine – "Le voyage exotique m’ennuie profondément. J’ai déjà donné ! Et puis, le monde a changé, ce n’est plus pareil. Et moi, je n’ai plus 20 ans..." confie-t-il, un rien désabusé mais ouvrant des yeux tout émerveillés à l’évocation d’une virée à Venise avec sa femme, "en train ! il faut aller à Venise en train, pas en avion !". Reste qu’être écrivain exige souvent qu’on se déplace. Alors Pascal Garnier demeure, malgré tout, un habitué des gares. Il y a même, en certaines d’entre elles, des lieux qu’il affectionne – comme, gare de Lyon à Paris, Le Train Bleu, belle enclave 1900 tout en dorures, au parquet vénérable craquant à peine sous les pas et dont les profondes banquettes de cuir rouge foncé donnent envie de se poser là pour n’en plus bouger... Un endroit, de surcroît, très calme – parfait pour une rencontre-interview pas vraiment chronométrée qui laissait au voyageur le temps de se sustenter et de bavarder un peu hors dictaphone… Peut-être à partir de la peinture, qu’il pratique à côté de l’écriture, ou de quelque autre considération dont j’ai oublié la nature, la conversation s’ouvrit sur David Pearson, l’artiste-graphiste qui depuis un peu plus de deux ans conçoit les couvertures Zulma…
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© Isabelle Roche



Pascal Garnier : En recrutant ce jeune Anglais, ils ont gagné un collaborateur de choix ! Ses graphismes sont très réussis ; on reconnaît parfaitement le logo de la maison, et chaque livre a une couverture qui correspond à son identité – je me demande d’ailleurs comment il fait pour s’adapter aussi bien à l’esprit de chaque ouvrage. Il y a en même temps une cohérence d’ensemble, et si on pouvait visualiser toutes les couvertures du catalogue, ça ferait un chouette papier peint ! Il y a des gens qui n’apprécient pas du tout ce genre de graphisme cinétique – ils se plaignent que ça fait mal aux yeux… – mais comme en général ce sont de vieilles dames sans goût qui disent ça, ce n’est pas bien grave ! En tout cas, j’aime beaucoup le travail qu’il a fait pour la réédition de L’A 26 – le premier bouquin que j’ai publié chez Zulma il y a une dizaine d’années : c’est devenu un objet vraiment classieux. Ses choix peuvent parfois paraître bizarres – par exemple ce rose-rouge très vif pour La Théorie du panda, qui est quand même un roman très sombre – mais en définitive, je trouve magnifique de passer ainsi du noir au rose… J’aurais bien aimé discuter avec lui quand je l’ai rencontré lors de la fête anniversaire des 20 ans de Zulma. C’est un grand gars très sympathique, mais assez timide ; comme je ne parle pas très bien l’anglais et que lui ne parle pas très bien le français, la conversation a tourné court. Mais grâce à lui, les livres Zulma sont devenus de très beaux objets.
En ce qui me concerne, je n’ai pas pour les livres ce respect matériel que peuvent manifester les bibliophiles ou les collectionneurs : j’ai tendance à corner les pages, à écrire dessus... Souvent je m’achète des bouquins dans des vide-greniers ; certains sont remplis de petites notules au crayon, et je trouve ça merveilleux !... Une fois j’avais acheté un vieux Simenon dont l’histoire se passait en Afrique. À un moment, il décrit un marché qui se tient je ne sais où ; dans la marge, un lecteur avait écrit de petites notes rageuses : "pas d’accord !" ; "non, ce n’est pas comme ça !"... C’était peut-être un vieux colon qui avait vécu là-bas, qui avait fait ses courses dans ce marché... Je l’imaginais dans son lit, la nuit, en train de lire à la lumière d’une lampe de chevet et suçotant la mine de son crayon pour annoter le texte... C’est vachement bien les bouquins comme ça, tout écornés, avec les pages jaunies, des taches de café par-ci par-là... Je comprends parfaitement ceux qui aiment les bibliothèques bien rangées, où tout est propre et en ordre ; mais moi je suis plutôt du genre à laisser des miettes dans les bouquins ! Quand j’ai lu et aimé un livre, en général je le donne à quelqu’un, qui à son tour, en fera ce qu’il voudra. Pour moi les choses sont en perpétuel devenir ; elles passent. Les livres, c’est comme les jeans ; ils sont beaux quand ils sont vieux et troués.

k-libre : Le fait d’être peintre vous amène sans doute à avoir un regard particulier sur les couvertures de vos livres…
Oui, certainement, mais il faut faire la part des choses : réaliser des couvertures, des jaquettes, c’est un travail de graphiste ; et puis c’est un problème éditorial : il s’agit pour une maison de trouver un système visuel pour que ses bouquins soient reconnus, facilement repérables – il y a un enjeu économique derrière la conception des couvertures. Que le travail du graphiste me plaise ou non, ce n’est pas important. Je suis écrivain, et ce qui m’importe, c’est d’abord le rapport que mon éditeur a avec la littérature. S’il a un goût déplorable mais qu’il aborde mes textes d’une manière que j’apprécie, c’est ça qui va prévaloir. La peinture, ça n’a rien à voir ; ce n’est pas de l’illustration, et c’est complètement gratuit ! C’est un peu ma danseuse, la peinture – si peinture il y a... J’ai la chance de pouvoir peindre et écrire ; et en principe, je peins pour oublier un peu la littérature. Mais au fond, suis-je écrivain ? Suis-je sûr de m’estimer "peintre" ? Je ne sais pas ; tout cela m’apparaît comme une vaste fumisterie... À laquelle j’adhère, d’ailleurs ! Je trouve même ça marrant : qui est écrivain ? Qui ne l’est pas ? Et qui décide ? On ne sait pas trop...

Pensez-vous que la pratique de la peinture a une incidence sur votre écriture – il me semble que les images, les comparaisons parfois très singulières dont vos romans regorgent ont quelque chose de pictural...
Oui, je pense qu’il y a un rapport. Mais je ne m’en rends pas vraiment compte ; ce sont les gens qui connaissent bien les deux aspects de mon activité qui peuvent le dire. De toute façon, il y a toujours des rapports à trouver entre ceci et cela... mais ce n’est pas volontaire de ma part ; ils résultent de choses qui opèrent à des niveaux inconscients. Quand je peins, je fonctionne par séries ; à un moment, j’ai éprouvé le besoin de me frotter au portrait. Et peut-être ai-je eu, à cette période-là dans mes romans, une tendance à décrire davantage les personnages... Un peu plus tard, je me suis beaucoup intéressé aux objets – je faisais ce qu’on appelle bêtement des "natures mortes" alors qu’elles sont parfois plus vivantes que les gens ! Et peut-être qu’à ce moment-là j’avais besoin, dans mes textes, de poser des décors, de mettre en place des personnages à travers des paysages, des environnements. Comme, en général, j’écris le matin et peins l’après-midi – mais en civil ça ne se passe pas forcément comme ça (rires)... – il se peut en effet qu’il y ait des interférences, et on pourrait continuer comme ça à tout analyser, mais je n’ai pas cette appréhension analytique de ce que je fais ; tout ce dont je suis sûr, c’est que la peinture et l’écriture sont étroitement complémentaires. Je trouve dans la peinture une dimension matérielle et sensuelle, physique aussi, qu’il n’y a pas dans l’écriture – sensualité des couleurs, de la toile, des différents pinceaux... et quand je peins, je peux écouter de la musique à fond, ce qui m’est impossible quand j’écris. Mais le principe de base est le même : on est devant un format vierge qu’il faut remplir, où l’on doit faire advenir quelque chose. La feuille de papier 21 X 27 pour l’écriture, la toile pour la peinture. La seule différence, c’est cette sensualité, que l’on n’a pas en écrivant même si on écrit à la main.

Vous arrive-t-il de poser vos pinceaux pour noter une phrase ou une idée, ou à l’inverse, d’interrompre votre séance d’écriture pour croquer une esquisse ?
Tous les cas de figure sont possibles ; il peut arriver qu’en écrivant je me dise tiens, ça serait pas mal de mettre ça sur une toile, ou qu’en peignant je griffonne trois mots qui trouveront peut-être leur place le lendemain dans le roman en cours... Mais ça ne relève pas de la préméditation, juste d’un désir de transmettre ceci ou cela, par un canal ou un autre – c’est lié au processus de création, et c’est surtout un besoin de s’exprimer, d’échanger avec les autres. Quand je branche ma guitare électrique et que je balance des sons à tout va, c’est le même besoin ; c’est aussi une forme de prière... J’écris, je peins, je joue de la guitare. Il y en a qui passent l’aspirateur, qui font le ménage ou je ne sais quoi d’autre... chacun a son moyen d’expression, et tout ce qu’on fait a une signification ; on ne fait rien de totalement gratuit, même si on ne s’en rend pas compte tout de suite en le faisant. Parfois on ne comprend que beaucoup plus tard. Pour l’écriture, je fonctionne de manière très intuitive ; je suis incapable de préméditer quoi que ce soit : je fonce ; je jette des choses sans trop savoir où je vais, puis je réfléchis. Je ne suis pas un intellectuel, ni un penseur, ni un philosophe – en tout cas, je ne peux pas réfléchir d’abord et écrire ensuite...
En peinture comme en écriture, j’ai besoin, chaque fois que je commence une série, ou un roman, de retrouver une sorte de virginité d’esprit – comme si je n’avais jamais rien écrit, jamais rien peint auparavant. Revenir toujours aux débuts : c’est là le véritable travail ; c’est à chaque fois une peur, mais c’est elle qui me permet d’avancer... Je croyais qu’avec les années on acquerrait certaines certitudes, un savoir-faire, qu’on se fortifiait et qu’on devenait plus sûr de soi... Pfft ! Foutaises ! J’arrive à 60 balais et j’ai de plus en plus peur de tout, j’ai de plus en plus le sentiment de ne rien connaître et de foncer avec la même bêtise qu’à 18 ans – ce qui me vaut de me ramasser quelques murs en pleine poire, et ce n’est pas fini !

Dans Les Hauts du bas, Édouard Lavanant se livre à un exercice littéraire assez original – il couvre une feuille de papier d’un même mot répété jusqu’à en saturer l’espace. Est-ce un exercice que vous pratiquez ou avez pratiqué ?
Absolument ! C’est en rapport avec l’enfance : les enfants, dès qu’ils savent déchiffrer les lettres, puis qu’ils s’aperçoivent que les lettres forment des mots, que les mots font des phrases, ils se mettent à jouer avec tout ça. Je me souviens que, pour moi, ces découvertes, l’apprentissage de la lecture, ça a été quelque chose d’énorme, comme de savoir marcher – et je crois que ça doit être pareil pour la plupart des gens. Quand j’ai commencé à pouvoir lire les publicités dans le métro, à déchiffrer E.V.I.A.N. sur l’étiquette de la bouteille d’eau qui était sur la table, j’ai réalisé que je devenais autonome ; ça voulait dire que j’allais pouvoir apprendre des choses par moi-même, sans devoir passer par l’intermédiaire de mes parents ou des profs... Ensuite, il y a des mots sur lesquels on va s’arrêter davantage, qu’on va mâcher plus que d’autres... jusqu’à ce qu’ils ressemblent à un chewing-gum qui a perdu son goût : qu’est-ce qui se passe si vous répétez sans vous arrêter "piano", en détachant tour à tour chaque son ? piano, p.i.a.n.o, pia-no, etc. vous finissez par vous demander ce que ça veut dire ! Tout ça me fait penser à un bouquin que j’avais écrit pour les mômes il y a quelques années, Dico dingo. Il a fait un véritable tabac quand il est sorti, et il continue à très bien fonctionner – au point qu’on l’étudie dans les écoles ! C’est l’histoire d’un petit garçon – le fils de la famille Robert ; le "petit Robert"... Un jour, en voulant grimper quelque part, il fait tomber le dictionnaire par terre. Et tous les mots foutent le camp ! C’est une vraie catastrophe parce que chez les Robert, tout est parfaitement rangé et, de plus, ce soir-là, la famille Azertyuiop doit venir dîner... Alors à toute vitesse, le petit Robert donne un coup de balai et fourre les mots un peu n’importe comment dans le dictionnaire. De ce fait, au cours du repas, les convives utilisent sans cesse les mots à la place des autres : "Pourquoi tu ne me ferais pas une tartine de vélocipède avec un peu de poignard dessus ?" C’est un bordel pas possible ! Les gens ne savent plus parler, et c’est la confusion la plus totale...

Vous avez dit tout à l’heure que vous étiez un intuitif ; que vous ne préméditiez pas le contenu de vos livres. Et c’est un fait que dans aucun de ceux que j’ai lus il n’y a d’intrigue reposant sur le calcul, l’organisation pensée d’un crime, le souci de dissimuler des preuves e d’échapper aux poursuites... Cela semble relever d’une corrélation entre votre façon d’être et le "fond" de ce que vous écrivez...
Je n’écris pas de polar à proprement parler : travailler autour de la question "qui a tué qui", qui sous-tend la plupart des polars classiques façon Agatha Christie, ne m’intéresse pas. Encore qu’il faille nuancer, parce que c’est une conception un peu vieillotte d’un genre qui a beaucoup évolué. Je respecte beaucoup ce type d’intrigue, mais ce n’est pas ça qui me motive pour écrire ; à travers mes bouquins, je cherche plutôt à savoir pourquoi les choses se produisent, à suivre un personnage en essayant de comprendre comment il en est arrivé à faire ceci ou cela. J’ai été publié par plusieurs éditeurs différents, mais mon style n’a pas changé ; ce sont les éditeurs qui me rangent en littérature "noire" ou "blanche" ; moi je n’ai rien demandé ! Je ne me sens pas du tout concerné par ce genre d’apartheid. Je me fiche des étiquettes, mais elles ne me gênent pas... les gens ont besoin de classer, de répertorier... mais ça m’est égal. Cela dit, j’ai beaucoup d’amis dans le polar ; c’est une famille, les gens sont vraiment sympas, et je ne rougis absolument pas d’être catalogué comme un auteur de romans noirs – bien que cela m’ait empêché d’obtenir des prix qui ne sont accordés qu’à de la littérature "blanche" (rires)... On me dit que je suis trop noir pour les collections blanches et trop blanc pour les collections noires... Au fond, j’en suis très fier : j’aime bien avoir le cul entre deux chaises ; c’est là où je me sens le plus confortable (rires)... Je n’ai jamais voulu faire partie d’une bande. Je suis solidaire mais solitaire. J’aime bien tout le monde, côté "noir" ou côté "blanc", je ne critique personne – il y a des connards des deux côtés – mais je reste un peu un franc-tireur, et je crois que les gens commencent à l’admettre. C’est dur d’écrire un bouquin ; tout ce qui m’importe, c’est qu’il soit bon. Que l’on me range ici ou là, cela m’est complètement indifférent. Si ça amuse les gens, après tout... Et puis de toute façon, une fois que le livre est publié, il ne m’appartient plus : ce sont les lecteurs qui s’en emparent.
D’ailleurs, un livre doit cinquante pour cent de son existence au lecteur. L’auteur propose des choses, qui vont ensuite avoir chez chaque lecteur des résonances particulières – il y a des livres qui ont bouleversé ma vie, et je suis sûr que les auteurs auraient été bien étonnés d’apprendre l’incidence que leur texte avait eue sur moi ! Maintenant que je suis devenu auteur à mon tour, il m’arrive régulièrement de rencontrer des gens qui ont cru voir dans mes bouquins des choses que je n’avais jamais voulu exprimer. Mais ça n’a pas d’importance : ce qui compte, c’est que le lecteur s’approprie le livre, qu’il le fasse sien – lire est un acte créatif à part entière. Ce qui se passe entre un livre et son lecteur est toujours un peu fortuit. C’est justement là que réside la magie de cette affaire : si tout était prévisible, déterminé à l’avance, ce serait beaucoup moins drôle !

Puisque l’on a évoqué vos amitiés polar, quels sont vos liens avec Jean-Bernard Pouy et Marcus Malte – deux auteurs à qui vous clignez de l’œil dans La Théorie du panda ?
J’aime bien cligner de l’œil aux gens... Il se trouve qu’ici je me suis adressé à des amis auteurs de polar mais dans d’autres livres, les destinataires n’ont rien à voir avec ce milieu… C’est un peu une question de hasard. Si j’ai dédié La Théorie du panda à Jean-Bernard, c’est parce que ce bouquin n’aurait peut-être pas existé sans lui... Quand je l’ai commencé, j’étais habité par une très forte envie d’écrire – une envie d’être "en état d’écriture" - mais je ne savais pas quoi écrire. C’est comme avoir envie d’être amoureux, mais sans savoir de qui... À peu près à ce moment-là, j’ai reçu une lettre de Jean-Bernard à laquelle il avait joint une photo de moi qu’il avait prise lors d’un festival littéraire en Bretagne – un petit bonhomme tout en noir, assis sur un quai de gare par un après-midi de novembre... "Tu ne sais pas quoi écrire ? Eh bien décris la photo...", m’a-t-il conseillé. Et c’est ainsi que sont nées les premières lignes du roman. Après, je me suis demandé ce que faisait ce mec sur le quai... sortait-il d’un train ou bien était-il sur le point d’en prendre un ? Où va-t-il ? J’ai pensé qu’il allait se rendre dans l’hôtel face à la gare. Et à partir de là, l’histoire s’est dévidée peu à peu. C’est toujours comme ça que ça se passe : quand j’entame un récit, je ne sais jamais où je vais. Il y a juste au départ cette envie d’être en état d’écriture – c’est quelque chose qui doit se jouer dans l’inconscient – et tout peut alors servir d’amorce au récit : une photo, une phrase, une image... Quant à Marco [Marcus Malte – NdR], qui est un très bon ami, ça m’a amusé d’en faire le client d’un cordonnier parce qu’il a toujours des baskets pourries (rires)... Ces clins d’œil sont des sortes de porte-bonheur pour moi ; parfois c’est aussi un moyen de rendre hommage à certaines personnes. Mais il ne faut pas y voir autre chose que ça – un geste sympa et amical. Que d’autres auteurs m’adressent aussi de temps en temps, en se référant à mes bouquins dans les leurs. Ce sont juste de petits signes d’amitié qu’on s’envoie les uns aux autres ; en ce qui concerne mes romans, ce ne sont pas des textes à clef, il n’y a rien d’extravagant qui serait caché derrière ces allusions...

En lisant Les Hauts du bas – donc une découverte "à rebours" puisque c’est un roman antérieur à celui qui m’a révélé votre travail (Comment va la douleur?) il m’a semblé qu’il y avait, entre ces deux romans, une évolution vers une narration plus elliptique, où les biographies des personnages et "l’avant-récit" sont moins détaillés. Mais étant donné ce que vous venez de dire quant à votre façon d’aborder l’écriture, ce n’est peut-être pas une évolution délibérée ?
Chaque roman est une aventure différente. Quand je commence, je pars comme si je démarrais un puzzle dont je n’aurais que quelques pièces. Un lieu, une ou deux silhouettes de personnages, une saison, des bribes de conversation… et je me dis que tout ça doit bien tenir ensemble d’une façon ou d’une autre. Alors j’écris, en me demandant ce que ces personnages entrevus vont bien pouvoir faire... je suis ça comme un feuilleton. Et au bout d’un moment – si je garde la petite musique du début, ce qui est le plus difficile – la logique du roman va venir, son architecture s’imposer d’elle-même. Et sur cette colonne vertébrale, je colle des éléments. Ce n’est qu’en arrivant à la fin de mon roman que je comprends pourquoi les choses se sont passées de telle ou telle manière. Parfois, cela me conduit à retravailler le début, pour éliminer les fausses pistes qui ne mènent nulle part. Mais avant de commencer à écrire, je ne sais foutrement pas à quoi va ressembler cette construction dont on me parle si souvent ! Ce que vous avez ressenti en lisant Les Hauts du bas vient peut-être de ce que j’avais besoin, quand je l’ai écrit, de mieux comprendre mes personnages, d’approfondir leur histoire – j’avais en tête des personnages d’acteurs ; Pierre Dux pour Édouard, et Zouc pour Thérèse. Mais j’ai surtout écrit ce roman à cause des vautours. J’ai passé une semaine de vacances là-bas avec ma femme et nous sommes allés tous les jours au rocher du Caire les voir voler. C’est magnifique ! J’avais donc l’endroit, deux silhouettes... le reste est venu tout seul. L’écriture d’un roman reste très empirique ; je ne prépare rien. La construction, selon moi, doit sourdre du récit, des personnages – à la limite, les droits d’auteur devraient plutôt revenir aux personnages, pas à moi : je ne suis que leur scribe...

On sent parfois dans Les Hauts du bas une sorte d’amertume par rapport aux lieux, vous allez jusqu’à dire de Thonon-les-Bains que c’est un non-lieu. Avez-vous une dent contre cette ville ?
Non ! Absolument pas ! Je n’ai plus de dent contre quoi que ce soit et je ne veux surtout blesser personne. Chaque ville a sa personnalité – cela dit en dehors de toute considération esthétique ou architecturale – ; elles sont des décors, auxquels correspondent tels ou tels événements. Il y a des situations qui me paraissent devoir être ancrées à Lille, d’autres à Madrid... c’est juste une question d’ambiance liée à une situation narrative. Mon but est d’instaurer une certaine harmonie entre lieux, faits et personnages, mais sans porter le moindre jugement de valeur sur quoi que ce soit – d’abord, qui je suis pour juger, ou décider qui sont les bons, qui sont les méchants ?...

Sans doute est-ce grâce à ce refus de juger que vous parvenez à rendre tous vos personnages touchants ; on sent d’ailleurs de votre part une réelle empathie pour eux, et il n’y en a aucun qui soit assez abject pour qu’on puisse vraiment le haïr...
Bien sûr ! Les personnages de roman, c’est comme les gens : personne n’est tout d’un bloc ! Un même individu peut être lâche, érotique... oh ! le lapsus est magnifique ! je voulais dire "héroïque" (rires) mais "érotique" convient aussi très bien au propos… C’est cette complexité qui est merveilleuse ; et puis chacun est différent. Je trouve fascinant ce grouillement de gens – tenez, regardez tous ceux qui passent, là, sur le parvis de la gare… je ne sais pas comment ça tient, tout ça, et depuis si longtemps… Je n’ai pas sur les gens le regard d’un scientifique qui les scruterait sous son microscope. Je fais partie de cette foule ; comment pourrais-je la regarder à la façon d’un entomologiste ? En fait, je crois que j’écris pour connaître les autres, pas pour être connu ! En écrivant, je me mets un peu à la place de chacun de mes personnages, dans leur tête – et ça amène à une plus grande tolérance envers autrui. C’est toujours intéressant de se mettre à la place des autres même si on n’y reste pas. C’est toujours intéressant d’avoir d’autres points de vue même si on ne les adopte pas. De temps en temps il y a des choses qui m’étonnent – "Tiens, on peut donc fonctionner comme ça ?" ; je trouve ça plutôt plaisant. J’ai une grande curiosité vis-à-vis des gens ; une curiosité sans finalité – je ne suis même pas sûr que cela me permette de mieux me connaître moi-même. Et puis elle n’aura jamais de conclusion, cette affaire-là... Je crois que la clef, c’est surtout d’aimer les gens : on en rencontre parfois qui sont vraiment terribles, mais pas tant que ça ; l’immense majorité de ceux que je croise sont comme moi, un peu démunis et perdus…

Votre roman Flux vous a valu le prix de l’humour noir. Avez-vous le sentiment que la présence de ce type d’humour dans vos textes s’est intensifiée au fil des années ?
Non, pas du tout... Cet "humour noir" n’est pas quelque chose que je travaille ; il se présente tout naturellement sous ma plume quand j’écris, ça vient sans doute de ma façon de voir les choses, qui n’a pas varié avec le temps. Surtout, pratiquer l’humour évite de tomber dans le pathos, le misérabilisme – vous savez ce qu’on dit : "L’humour est la politesse du désespoir." C’est en effet une façon polie, aristocratique presque, de se sortir de situations difficiles, voire dramatiques : on est dans la merde mais on garde la tête haute. Ce sont en général les plus démunis qui font preuve de l’humour le plus impitoyable, et souvent vis-à-vis d’eux-mêmes... C’est une façon de garder sa dignité ; quand on n’a plus rien, il reste au moins ça des bijoux de famille : la monture (rires) !

Serge Cabrol remarque, au cours de l'entretien que vous avez accordé à Encres vagabondes, que votre écriture "frôle souvent le fantastique". Est-ce que vous avez une prédilection marquée pour ce type de littérature, étiquetée "fantastique" ? Est-ce qu’elle nourrit votre imaginaire ?
Non, pas du tout. Cela reflète simplement que je ne fais aucune différence entre ce qui est "réel" et ce qui ne l’est pas, entre le "crédible" et l’"invraisemblable"... Si frontière il y a, je la franchis sans arrêt, et sans passeport ! Au fond, c’est de se demander ce qui est "normal" ou pas, ce qui est "bizarre" ou pas qui est anormal ! D’abord, la notion de "normalité" change d’un pays à l’autre : deux heures de vol, et ce qui vous semble correct chez vous cesse de l’être là où vous atterrissez... et puis, est-ce que c’est "normal" de naître ? On vous balance comme ça dans un truc sans vous donner le mode d’emploi... et mourir ? Et tomber amoureux ? Est-ce que c’est "normal", tout ça ? Je crois qu’on cherche surtout à se rassurer en distinguant entre le "normal" et le "pas normal" ; mais je ne me sens pas concerné : je ne suis pas sur Terre pour être rassuré sinon, il y a longtemps que je me serais suicidé ! Je ne me pose plus la question de ce qui est normal ou pas ; je sais juste qu’il faut avoir le pied marin pour évoluer dans ce monde, qui tangue de tous les côtés…

Dans les quatre romans que j’ai lus, j’ai remarqué qu’il y avait toujours une place pour le ciel étoilé – avec, à chaque fois, des images ou des métaphores plus étonnantes les unes que les autres, de la fricassée d’étoiles au rideau bouffé aux mites… Êtes-vous un grand contemplateur du ciel étoilé?
Franchement, comment ne pas regarder là-haut ? Il n’y a que ça au-dessus de soi – à part ma casquette (rires)... face au ciel, on est confronté à l’immensité, une immensité sans angles – comme quand on regarde la mer, ou la ligne d’horizon. C’est extraordinaire tout ce à quoi on peut penser, dans ces moments de contemplation... la vie terrestre, avec son début et sa fin, qu’on traverse sans savoir où on va, ce qu’il y a après la mort, le destin… je ne dis pas que cela invite au désespoir, mais quand on est allongé par terre un soir d’été et qu’on voit clignoter cette infinité d’étoiles, on ressent obligatoirement cette drôle d’émotion qui perdure. Même le dernier des mécréants va être ému par tout ça – ce sont des sensations d’enfant qui reviennent, un émerveillement... Ça attire et ça effraie en même temps. C’est vachement grand, c’est vachement beau… et c’est très bien éclairé (rires) !

Pour conclure, nous allons revenir sur Terre et à votre actualité éditoriale... La sortie de Lune captive dans un œil mort s’accompagne de deux rééditions, l’une au Livre de poche – Les Hauts du bas – et l’autre chez Zulma, le mois prochain – L’A 26. Est-ce que vous retravaillez vos textes quand ils doivent être réédités ?
Les Hauts du bas n’ont pas été modifiés. En revanche, quand il a été question de rééditer L’A26, Serge Safran m’a envoyé le texte pour que je puisse le reprendre si je le souhaitais. Ça a été une expérience douloureuse et difficile, mais très enrichissante : j’ai passé pas mal de temps à me demander de quel droit celui que j’étais aujourd’hui allait corriger ce qu’a fait "l’autre", celui que j’étais au moment de l’écriture du roman. S’il y a des maladresses, ne font-elles pas partie de l’âme de ce bouquin ? Ne vaut-il pas mieux, en conséquence, le laisser dans son état initial et lui conserver, ainsi, sa virginité d’écriture ? Je ne me sentais pas capable de décider ce qui était le plus judicieux – corriger ou ne toucher à rien. Et finalement, j’ai juste corrigé les coquilles, pas plus. Il y a bien sûr des phrases qu’aujourd’hui je n’écrirais pas de la même façon, mais je les ai laissées telles quelles. C’est le parti pris qui m’a paru le plus honnête. Les erreurs, si erreur il y a, font partie de notre vie. Et puis d’abord dans ce bouquin il n’y en a pas beaucoup ; L’A26 est vraiment bien (rires). Plus sérieusement, je pense qu’il n’y a pas d’œuvre parfaite. Il ne faut pas retoucher pour essayer d’atteindre cette perfection : en général, c’est comme ça qu’on met le foutoir !

Avez-vous un livre en cours d’écriture, ou bien en attente chez un éditeur ?
J’ai deux romans prêts à être publiés ; l’un qui a beaucoup plu chez Zulma – il sortira probablement l’année prochaine – et un autre que j’avais commencé il y a longtemps mais auquel je n’arrivais pas à donner de forme satisfaisante. Comme il me tenait à cœur, je l’ai repris, repris encore, retravaillé... et je suis enfin parvenu à l’achever. J’ai également deux longues novellas, d’une soixantaine de feuillets chacune, dont je ne sais pas quoi faire, et d’autres choses encore qui traînent, à différents états d’avancement, mais là je dis stop ! Je n’en peux plus ! Ce n’est pas que la source est tarie, mais j’éprouve une sorte de fatigue intellectuelle par rapport à l’écriture. Je préfère donc m’arrêter. Et cela permettra au désir d’écrire de grandir. En attendant, je vais me plonger davantage dans la peinture. En tout cas, avec tous ces textes prêts à être publiés, je peux continuer à vous emmerder longtemps même en mourant demain (rires) !

Il fallait bien, pointe d’humour noir oblige, un pied-de-nez à la Camarde en guise de conclusion...


Liens : Pascal Garnier | Lune captive dans un œil mort | Les Hauts du bas Propos recueillis par Isabelle Roche

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