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Les Experts d'Odile Bouhier confrontés à de nouvelles psychoses

Mardi 16 septembre 2014 - Odile Bouhier met en scène, dans le Lyon de l'après Première Guerre mondiale, deux experts qui ont jeté les bases de la police scientifique d'aujourd'hui. Elle signe des intrigues passionnantes, riches en informations sur leurs méthodes balbutiantes et sur la vie lyonnaise de cette époque. Avec La Nuit, in extremis, paru aux Presses de la Cité puis chez 10-18 en septembre 2014, elle relate une troisième enquête menée par le commissaire Victor Kolvair et le professeur Hugo Salacan, une affaire où ils doivent adapter leurs moyens à de nouvelles formes de criminalités.
C'est l'occasion d'approfondir, avec l'auteur, quelques aspects de ce remarquable roman.
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© k-libre/David Delaporte



k-libre : L'affaire relatée dans La Nuit, in extremis prend son origine pendant la Grande Guerre. Celle-ci a-t-elle été la source de nombre d'enquêtes dans les années 1920 ?
Odile Bouhier : La grande muette n'a jamais été très prolixe sur le sujet, mais toutes les guerres charrient leurs abus. La brutalité de ces combats d'un nouveau genre pour l'époque a transfiguré la violence et la terreur. Chez certains, le sang appelle le sang, et l'aubaine de la guerre est alors parfaite pour s'exprimer en toute impunité.

k-libre : En 1915, Victor Kolvair, alors soldat, est convaincu d'un meurtre sans pouvoir en apporter la preuve. Et dans l'intensité des combats, un mort de plus... Cette situation pouvait-elle être fréquente ?
Odile Bouhier : Cela est arrivé bien sûr. Ce qui m'intéressait d'ailleurs en écrivant ce récit c'est confronter Kolvair à cette situation inédite.

k-libre : Dans ce roman vous montrez deux types de psychoses : la schizophrénie et celles induites par la guerre. Comment étaient-elles perçues par la psychiatrie débutante ?
Odile Bouhier : Les écoles de psychiatrie étaient très diverses. Certaines se passionnaient pour la première pathologie. La seconde avait aussi ses chefs de file. Les débats étaient en tout cas passionnants. Le personnage de Bianca, psychiatre, permet un large spectre, et j'aurais tort de me priver de l'exploiter : grâce à son point de vue, je peux évoquer le foisonnement du travail de l'époque en matière de psychiatrie.

k-libre : Vous confrontez Kolvair à la schizophrénie. Cette maladie mentale, identifiée depuis peu, était-elle bien connue, tant des praticiens médicaux que des policiers ?
Odile Bouhier : Confronter Kolvair à la schizophrénie fut un sacré défi. Encore une fois, ce qui est plaisant pour le lecteur, c'est découvrir les réactions des personnages placés dans des situations extraordinaires et dans La Nuit, in extremis, ils sont servis ! Rien ne se passe comme dans une enquête classique car un criminel schizophrène dépasse notre entendement. Le terme schizophrénie vient du grec et désigne la fragmentation de l'esprit qui touche certains aliénés. Il fut inventé en 1911 par le psychiatre Eugen Bleuler. En 1921, l'époque durant laquelle se déroule ce récit, le terme est alors très à la mode, surtout que Hermann Rorschach, ancien élève de Bleuler, vient alors de publier un prestigieux ouvrage, en passe de devenir une référence et aujourd'hui encore célèbre : le test de Rorschach. Que cela se produise juste après la guerre n'est pas un hasard vous vous en doutez. Quant à la police, elle connaissait bien sûr cette pathologie par le biais de l'article 64 du code pénal : "Il n'y a ni crime ni délit si l'inculpé était en état de démence au temps de l'action, ou a agi sous l'emprise d'une force à laquelle il n'a pu résister." Le débat sur la responsabilité d'un acte criminel reste très actuel. Chaque décennie, plusieurs faits divers défraient la chronique et évoquent ce dilemme. En 1921 ou aujourd'hui, cet article 64 reste très difficile à accepter pour les familles des victimes.

k-libre : Outre les "Gueules cassées", les mutilés comme Kolvair, vous évoquez l'"obusite", une psychose qui frappait les soldats engagés sur le front. Y a-t-il eu, à votre connaissance, un nombre important de poilus souffrant de ce trouble ? Comment se manifestait-il généralement ?
Odile Bouhier : Énormément ! Difficile à chiffrer car tout cela a été noyé dans les chiffres de pathologies beaucoup plus "acceptables". À la limite, être une gueule cassée mettait en valeur les avancées chirurgicales (chirurgie faciale), le progrès de la prothèse médicale (en plein boum et extrêmement lucrative). En être une pouvait favoriser l'empathie. On les a érigés en héros (dans mon livre, l'inspecteur Legone incarne un peu cette idée). En revanche, les traumatismes mentaux, on n'en parlait pas. C'était tabou (et ça l'est encore). L'état de la psychiatrie de l'époque n'était pas très reluisant et ce n'était vraiment pas chic d'avoir un des siens interné... Il y a ces images totalement déroutantes que j'ai regardées en me documentant, d'anciens poilus internés atteints de névroses de guerre : hallucinations olfactives, visuelles et auditives, regards hagards, sursauts et soubresauts de ces hommes répétant les cris, les larmes, la sidération qu'ils avaient vécus sur les tranchées. La violence comme défense. Cela m'avait marquée.

k-libre : Ces psychoses étaient-elles reconnues, et admises, par le corps de santé des armées ?
Odile Bouhier : Absolument pas. L'armée fut longtemps dans le déni, à l'image de la société de l'époque. Aujourd'hui, on parle de "névrose de guerre" (la série Hatufim, qui a inspiré Homeland, le raconte très justement), mais au lendemain de la Première Guerre mondiale les psychiatres tiraient la sonnette d'alarme sur l'état de certains anciens poilus tandis que le gouvernement n'avait aucun budget à leur consacrer. Au sortir de cette grand guerre, les poilus atteints de ces névroses faisaient l'objet de quelques recherches scientifiques et psychiatriques mais les conditions de leur internement étaient déplorables. Les archives que j'ai consultées m'avaient choquée.

k-libre : Vous introduisez l'intime conviction comme un élément moteur de votre intrigue, avec les excès et l'aveuglement qu'une telle certitude peut engendrer, surtout face à des domaines peu connus. Une telle position vous interpelle-t-elle ?
Odile Bouhier : Lorsque j'ai caractérisé le commissaire Kolvair, j'ai pensé à ça : je voulais un héros sans super pouvoir. Du coup, l'intime conviction devient chez lui un moteur très puissant. C'est un élément constant et récurrent chez ce grand solitaire, et dans les deux premiers livres de la série il y a cette force qui le pousse. Il ne lâche pas. Parfois il se plante... Il est bourré de certitudes mais doit bien faire face à ses contradictions et aux obstacles rencontrés sur son chemin. L'idée qu'échecs et réussites sont une même spirale est passionnante à traiter.

k-libre : Bianca Serraggio, psychiatre, directrice de l'asile de Bron, est un personnage important de votre saga. Est-elle inspirée d'une figure authentique, d'une femme ayant œuvrée et fait avancer de façon significative cette branche médicale ?
Odile Bouhier : Même si Bianca Serraggio est unique et reste un personnage de fiction, il y a un peu de Constance Pascal en elle, incontestablement l'une des plus dynamiques et des plus modernes aliénistes de son temps. Initialement intéressée par les relations entre l'aliénation mentale et la neurologie, Constance Pascal consacra d'ailleurs de nombreux travaux à la schizophrénie. Comme elle, en effet, Bianca fut externe des Hôpitaux de Paris, candidate et reçue en 1903 au concours de l'internat des asiles de la Seine, jusque-là strictement réservé aux hommes. Toutes les deux pratiquent des séances de psychanalyse pharmacodynamique, l'une des premières approches de la narco-analyse utilisant la cocaïne, le peyotl, l'éther, le protoxyde d'azote et le haschich comme agent d'exploration. Ce qui me touche chez cette femme moderne et pionnière, chercheuse émérite, c'est qu'elle s'est beaucoup préoccupée des questions d'assistance. Avec Bianca j'avais envie de lui faire un clin d'œil.

k-libre : Bianca et Victor s'engagent dans une relation amoureuse forte et intense. Savez-vous jusqu'où ils vont aller ?
Odile Bouhier : Aujourd'hui, je dirais que oui. En revanche, je ne sais pas encore combien de temps ça va leur prendre. Certains lecteurs me pressent d'écrire la demande en mariage de Kolvair à Bianca. Je l'ai fait, le chapitre est au chaud dans mon ordinateur. Cependant, voyez-vous, j'hésite encore quant à la réponse de Bianca : oui ? Non ? Je pourrais proposer aux lecteurs de voter ! D'autres me suggèrent que ce soit Bianca qui demande au commissaire sa main. J'ai tenté et ce n'est pas mal non plus. Je pense que l'inquiétude des lecteurs provient de la dernière partie du livre, très pessimiste et que j'ai d'ailleurs intitulée "ça finit toujours mal". Rassurez-vous, cette relation amoureuse est solide. Victor Kolvair et Bianca Serraggio sont à un âge où aucun d'eux n'a envie de passer à côté de cette chance, ce grand amour. Paradoxalement ils savent que le temps est leur meilleur allié, qu'il ne sert à rien de se précipiter. Ils sont à contre courant évidemment dans la mesure où ce qui leur importe n'est pas aller vite mais aller loin.

k-libre : Vous racontez, à travers les souvenirs de Kolvair, une partie de la bataille du Chemin des Dames. Les combats sur cette partie du front sont restés célèbres. Pourquoi ?
Odile Bouhier : Ce fut un véritable désastre sanitaire et mon livre essaime le fiasco de cette bataille, fiasco à l'origine de nombreuses mutineries. On s'en souvient car cet échec fut salvateur dans la mesure où le service médical des armées a ensuite obtenu des changements radicaux en terme de priorité d'évacuation des blessés (jusque-là, seul le ravitaillement des munitions prévalait).

k-libre : Victor Kolvair, a été amputé de la jambe. Il porte une prothèse dans laquelle il cache la cocaïne nécessaire à calmer ses douleurs. Pourquoi utilisez-vous la prise de drogue comme élément d'intrigue ?
Odile Bouhier : Dans les années 1920, de nombreux médecins utilisaient sous le manteau la cocaïne et le cannabis comme ingrédient thérapeutique. Il me paraissait nécessaire et important d'incarner physiquement la névrose de guerre de Kolvair. Dans La Nuit, in extremis, je voulais raconter le manque, confronter un héros à ses failles.

k-libre : Faites-vous ce que vous souhaitez de vos personnages ? Vous obéissent-ils facilement ?
Odile Bouhier : Pas du tout les bougres... Ils résistent ! Concrètement, cela passe par un travail de construction qu'il faut accepter de détruire au moment de l'écriture. La pensée n'est jamais finie. Je tiens à ce que les personnages continuent de me surprendre. Ils imposent certains choix, au fil du récit.

k-libre : Comment choisissez-vous les patronymes de votre galerie de personnages ? Viennent-ils spontanément ou sont-ils déterminés selon le caractère que vous donnez à votre protagoniste ?
Odile Bouhier : Ça dépend des personnages bien sûr. Pour Kolvair, ça a été une évidence puisque il y avait ce surnom "mon canard" que je voulais utiliser et ce clin d'œil amusant à l'inspecteur Canardo [NdR - créé par le bédéiste Sokal]. Surtout, la musicalité de la langue m'amuse.

k-libre : Vous faites référence à L'Échange de Locard et à son application facilitée par des preuves scientifiques. Quels en sont le principe et l'esprit ?
Odile Bouhier : Edmond Locard fut un innovateur, un pionnier. À Paris il y avait eu à la fin du XIXe siècle Alphonse Bertillon, à qui l'on doit le classement des empreintes et la mise en place du portrait et des fiches anthropométriques. En 1910, Locard, lui, va plus loin. Éminent scientifique (au contraire de Bertillon, lequel n'avait aucune formation idoine), il met l'étude de la biologie, la génétique, la chimie, la balistique au service de la police et la justice, applique aux enquêtes policières les principes de la recherche scientifique et crée l'ancêtre du laboratoire de police. Éclats de verre, empreintes digitales, ADN... Ce Lyonnais tire parti des plus petits éléments de preuves jusqu'alors ignorés. Son idée repose sur le fait qu'un malfaiteur laisse sur les lieux de l'infraction des traces de son passage (cheveux, fibres de vêtements, empreintes, traces biologiques) et emporte avec lui des éléments (terre, ADN, fibre etc.) qui détermineront sa présence et son action sur la scène du crime. Au début, ses méthodes sont moquées, pourtant Locard s'obstine, convaincu. Il a raison : en 1912, à Lyon, une jeune femme est retrouvée assassinée à son domicile. Elle a été étranglée. L'enquête piétine. Emile Gourbin, son petit ami et employé de banque, est le principal suspect. Il refuse d'avouer, son alibi est en béton. Locard recueille et analyse la poudre de riz dénichée sous les ongles du bonhomme. Et là, bingo : elle correspond à celle que la victime portait en fond de teint. Devant cette preuve, Gourbin reconnaît les faits. Locard entre dans l'histoire, on utilise encore près d'un siècle plus tard dans les laboratoires de police du monde entier sa théorie de l'échange : "Nul ne peut agir avec l'intensité que suppose l'action criminelle sans laisser des marques multiples de son passage." C'est un principe en trois mots clés : Transfert, Persistance, Pertinence.

k-libre : Vous évoquez le mouvement anarchiste. Celui-ci était-il toujours aussi prospère et actif dans les années 1920 ?
Odile Bouhier : Il s'estompait, mais le brasier était loin d'être éteint. J'ai beaucoup élagué cette intrigue, elle prenait plus de place dans le récit. L'idée était que Kolvair soit, avec le personnage d'Anthelme, face à une bombe à retardement (la schizophrénie) et que l'inspecteur Legone soit lui aussi occupé à une autre bombe à retardement (l'attentat à déjouer). J'ai procédé à de nombreuses coupes pour le bon rythme du livre. Il fallait figurer le compte à rebours, l'urgence, le fiasco.

k-libre : Anthelme Frachant, l'assassin aux yeux du commissaire, avait quinze ans lors de son enrôlement. L'armée recrutait-elle si jeune ?
Odile Bouhier : Pas au départ. Mais ensuite l'armée était moins regardante, les pertes humaines étaient d'une telle ampleur qu'elle avait besoin de chair humaine. Dans mon livre, Anthelme est d'abord refoulé (chapitre 38) : il va devoir ruser et patienter. La suite, Kolvair en parle dans La Nuit, in extremis.

k-libre : Vous organisez vos intrigues avec des personnages récurrents pour qui vous développez, au fil des romans, des intrigues annexes. Pensez-vous écrire une série conséquente, si vos lecteurs vous suivent ?
Odile Bouhier : Pourquoi pas ? J'aime assez cette idée.

k-libre : Dans ce roman particulièrement, vous proposez des chapitres courts pour passer d'un personnage à un autre. Souhaitez-vous donner à vos romans un rythme de série télévisée ?
Odile Bouhier : C'est vrai que je suis nourrie par mon expérience de lectrice mais aussi de scénariste et spectatrice de séries télé ou longs métrages. Pourtant je n'y pense pas comme ça lorsque j'écris. La forme s'est imposée au fil de l'histoire pour raconter cette enquête hors norme : des chapitres courts, huit parties qui scandent le récit. Je dois avouer que mon goût pour l'épure s'accentue, donc tant mieux si ce livre en témoigne.

k-libre : "C'est quand tout va bien que les ennuis commencent." Cette phrase ne rejoint-elle pas ces vers de Léo Ferré : "Le bonheur ce n'est pas grand-chose, c'est du chagrin qui se repose." En faites-vous votre maxime préférée ?
Odile Bouhier : Évidemment... Pas vous ? Au risque d'être taxée de pessimiste, je suis assez méfiante par rapport au bonheur.

k-libre : Rassurez-nous, avez-vous une quatrième enquête de votre duo à nous offrir bientôt ?
Odile Bouhier : Il y a un long travail de documentation comme toujours. En attendant, je m'amuse beaucoup à écrire les confrontations du commissaire Kolvair, obligé de bosser avec l'inspecteur Legone... Et aussi mon prochain roman, qui ne sera pas une enquête du commissaire et ses acolytes. Il faut d'abord que je réfléchisse à cette question cruciale de demande en mariage entre Kolvair et Bianca !


Liens : Odile Bouhier | La Nuit, in extremis | Le Sang des bistanclaques Propos recueillis par Serge Perraud

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