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F. R. Tallis et les enquêtes de son démonologue.

Samedi 30 mars 2013 - F. R. Tallis est le nom que Frank Tallis a retenu pour signer les romans où il développe des intrigues fantastiques et d'horreur. Ce romancier a acquis une renommée internationale avec "Les Carnets de Max Liebermann", une série de six romans se déroulant dans le Vienne de la fin du XIXe siècle.
Pour l'heure, il quitte son héros analyste, un émule de Sigmund Freud, pour un nouveau thérapeute, qui se trouve aux prises avec la possession démoniaque dans la France des années 1870.
Ce nouveau roman est construit autour de Paul Clément, un neurologue qui œuvre dans le courant aliéniste de la fin des années 1800, dont le plus célèbre reste Jean-Martin Charcot. Paris et Notre-Dame jouent, également, un rôle essentiel dans l'intrigue avec une réputation sulfureuse.

Avec Les Portes de l'interdit, il signe un remarquable opus qui motive un entretien pour approfondir les intentions romanesques de cet auteur aussi talentueux qu'inventif.
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© Frank Tallis



k-libre : Après Max Liebermann, psychanalyste viennois, votre nouveau héros se nomme Paul Clément. Pourquoi avez-vous retenu un personnage de nationalité française ?
F. R. Tallis : Il devait être français parce que le roman se passe à Paris au XIXe siècle.

k-libre : Comme Liebermann, il est médecin et, avec la fréquentation de Jean-Martin Charcot, s'oriente vers le traitement des psychoses neurologiques. Est-ce parce que vous êtes, vous-même, docteur en psychologie spécialiste des troubles obsessionnels, que vous retenez de telles activités pour vos héros ?
F. R. Tallis : J'ai exercé en tant que psychologue clinicien pendant vingt ans, donc naturellement cela affecte tous les aspects de mon écriture.

k-libre : Avec "Les Carnets de Max Liebermann", vous avez conçu une série d'enquêtes policières pénétrées de psychanalyse. Qu'est-ce qui vous a donné envie d'approcher, avec Les Portes de l'interdit, le fantastique, d'explorer le satanisme, la possession diabolique ?
F. R. Tallis : J'ai toujours voulu écrire des romans fantastiques et des romans d'horreur. En fait, je pense que ce désir était si fort que personnages et thèmes associés au roman fantastique ne cessaient de surgir dans mes écrits policiers. Par exemple, les romans avec Liebermann mettent en scène séances de spiritisme, sociétés occultes, la légende du golem, laboratoire secret d'alchimiste et visites de l'ange de la mort, aucun d'entre eux ne faisant généralement parti de l'écriture du roman policier traditionnel. C'était presque inévitable que ma fascination pour le surnaturel m'amène à changer de genre.

k-libre : Vous basez la première partie de votre roman sur les expériences menées dans les années 1870 pour relancer le cœur avec des impulsions électriques. Celles-ci débouchent sur les témoignages de Mort Imminente (Near Death Experience). Aujourd'hui courante, cette pratique de réanimation était-elle considérée, à l'époque, comme démoniaque, sacrilège ?
F. R. Tallis : Duchenne de Boulogne était un pionnier de la réanimation électrique. Il a rapporté son premier cas de réanimation électrique en 1855. Dans Les Portes de l'interdit, un de ses patients dit avoir vécu une expérience de mort imminente, mais il ne s'agit que de pure fiction. Les expériences de mort imminente ne sont devenues des sujets d'étude scientifique qu'à partir des années 1970. Il est peu probable que les médecins du XIXe siècle aient une quelconque connaissance des expériences de mort imminente, très peu de patients étant réanimés avec succès. Donc en réalité, ils ne pouvaient pas avoir d'avis sur le phénomène.

k-libre : Vous choisissez de faire vivre à votre héros, non une visite de "l'au-delà" avec le tunnel, une lumière vive, un sentiment de plénitude, mais une visite aux enfers. Existe-t-il des Near Death Experience qui vont dans ce sens ?
F. R. Tallis : Entre 1 % et 15 % des expériences de mort imminente sont négatives. Les gens rapportent souvent avoir été suspendus seuls dans le vide, ou avoir reçu des messages nihilistes tels que "le monde n'a jamais existé" ou "ta vie est une farce". D'autres ont dit qu'ils s'étaient trouvés dans des paysages cauchemardesques et qu'ils avaient été torturés par des créatures démoniaques. C'est intéressant de voir que ces expériences de mort imminente négatives sont très peu évoquées dans les médias.

k-libre : Une partie de votre récit se déroule à Saint-Sulpice et à Notre-Dame de Paris. Ces lieux sont souvent associés à des quêtes ésotériques. Sont-ils aussi symboliques et chargés de mystère ? Leur notoriété, dans ce domaine, est-elle avérée ?
F. R. Tallis : Paris a été lié au surnaturel par les mythes et les légendes, depuis que les tribus celtes appelées les Parisii ont occupé l'île de la Cité avant la naissance du Christ. Ils croyaient que la Seine était magique et ils ont réalisé un nombre inhabituel de visages démoniaques dans leur art. La cathédrale de Notre-Dame de Paris a des liens particulièrement puissants avec tout ce qui est démoniaque. Par exemple, sur le portail nord de la cathédrale, on peut voir la légende de Théophile. C'est peut-être la plus ancienne représentation de la "légende de Faust" - une légende dans laquelle un homme vend son âme au diable. Certaines des pierres utilisées pour construire la cathédrale sont même supposées avoir une origine satanique. Elles ont été prises sous la rue d'Enfer, identifiée par une vieille prophétie comme étant l'emplacement d'un abysse des enfers.

k-libre : Vous écrivez que Paris "a connu une histoire exceptionnellement sanglante. Nulle capitale en Europe n'a été le théâtre d'autant de violence et de cruauté." Est-ce vraiment la réputation de la ville ou une condition imaginée pour votre intrigue ?
F. R. Tallis : La plupart des grandes capitales européennes ont vécu des carnages mais Paris a la réputation d'être le témoin de beaucoup plus de violence que d'autres. J'imagine que c'est vraisemblablement l'héritage de la Révolution.

k-libre : Vous faites référence, également, pour Paris, à des portails spirituels, des passages plus faciles, en particulier à Notre-Dame, entre notre monde et d'autres. Sur quels éléments se basent ceux qui relatent ces croyances ?
F. R. Tallis : L'idée que des lieux sacrés sont construits sur des sites où il est possible de voyager entre les mondes est effectivement très ancienne. Notre-Dame est une bonne candidate parce qu'elle est fortement associée au surnaturel. Dans la galerie de la tour Sud, il y a un visage humain parmi les célèbres gargouilles. Il porte un bonnet phrygien qui montre que c'est un alchimiste. Certains ont même suggéré que son regard indique l'endroit où la pierre philosophale est enterrée.

k-libre : Vous décrivez les signes de la possession du héros, puis d'autres personnages avec la flétrissure des fleurs, le sentiment d'être dédoublé, des appétits contre-nature... Vous inspirez-vous de témoignages, de cas réels ?
F. R. Tallis : Avant d'écrire Les Portes de l'interdit, j'ai lu beaucoup de comptes rendus de cas réels de possession et d'exorcisme. La plupart des "symptômes" que je décris sont attestés par de nombreuses sources.

k-libre : Vous racontez deux impressionnantes séances d'exorcisme. Sont-elles basées sur des rituels existants encore en vigueur ou avez-vous laissé galoper votre imagination ?
F. R. Tallis : Les exorcismes que je décris sont basés sur de vrais rituels utilisés par l'Église Catholique. J'ai aussi utilisé le texte d'un manuscrit galicien du VIIIe siècle.

k-libre : Vous écrivez que Les Portes de l'interdit était, initialement, conçu comme un hommage à Là-bas de Joris-Karl Huysmans, un livre paru en 1891. Ce livre raconte l'initiation d'un écrivain au satanisme, à l'occultisme, par une femme. Pourquoi ce livre a-t-il autant marqué ses lecteurs ?
F. R. Tallis : Là-Bas est un chef d'œuvre. Le style est superbe, et il est inhabituel dans la mesure où il combine la haute et la basse culture. Il explore les thèmes philosophiques mais les place dans le contexte d'une histoire à sensation avec un attrait populaire. C'est aussi un livre qui mérite d'avoir un public plus large, particulièrement aux États-Unis et en Angleterre. Quand on parle des classiques du surnaturel, le chef d'œuvre de Huysmans est rarement mentionné parmi les noms tels que Edgar Allan Poe ou Bram Stoker. Huysmans était un personnage haut en couleur. Une fois, il a cru qu'il subissait une attaque psychique quand un grand miroir est tombé sur le sol où il s'asseyait souvent !

k-libre : Par rapport à la situation décrite dans Là-bas, vous inversez les rôles, faisant du héros un initiateur, contre son gré, d'une jeune femme déjà sensibilisée puisque versée dans le spiritisme. Pourquoi ce choix ?
F. R. Tallis : Il n'y a pas de raison particulière. Les Portes de l'interdit est une sorte d'hommage à Là-Bas - mais ce n'est pas une tentative pour développer ou réinterpréter l'intrigue de Huysmans.

k-libre : On ne peut évoquer le satanisme sans aborder des concepts théologiques, des débats religieux sur les rapports entre la science, la raison et la foi en une divinité, sur la nature de Dieu, sur son rôle ou son inexistence. Pour concevoir les dialogues, les échanges entre personnages, leurs réflexions avez-vous puisé à des sources religieuses ou est-ce le fruit de votre propre interrogation ?
F. R. Tallis : J'ai toujours été intéressé par la théologie et la religion - et plus particulièrement les arguments utilisés par les théologiens pour justifier l'existence de Dieu. Avant d'écrire Les portes de l'interdit, j'ai lu beaucoup de livres sur la théologie. Je peux conseiller The God Question d'Andrew Pessin qui résume brièvement tous les arguments pour et contre l'existence de Dieu, de Platon à nos jours. C'est un livre court et très accessible.

k-libre : Vous proposez aussi le paradoxe de l'omnipotence. Qui l'a évoqué en premier et que voulait-il démontrer ?
F. R. Tallis : Est-ce que Dieu peut créer une pierre si lourde qu'il ne pourrait pas la soulever ? C'est une question simple mais c'est également une attaque logique contre l'idée d'un Dieu omnipotent. La question est d'abord apparue à l'époque médiévale. Elle a été abordée par de grands noms comme Averroès ou Thomas d'Aquin.

k-libre : Vous évoquez le Malleus Deamonum (Le Marteau des démons), un livre écrit par Nicolas Flamel à qui on a attribué une réputation d'alchimiste. Quel était l'objet de ce livre ? Que contient-il ? A-t-il été beaucoup utilisé ?
F. R. Tallis : Le Malleus Deamonum de Flamel n'existe pas. J'ai inventé un livre perdu pour les besoins de l'intrigue.

k-libre : Vous donnez des informations érudites sur Paris, sur les églises de Notre-Dame et de Saint-Sulpice. Avez-vous fait des séjours en France pour les visiter ?
F. R. Tallis : Je connais Paris plutôt bien, donc je n'ai pas besoin de venir spécialement pour faire des recherches. J'ai eu l'idée de ce livre en marchant dans l'île Saint Louis, où j'ai remarqué trois marques profondes dans un mur. Elles avaient l'air d'avoir été faites par une large griffe. Une intrigue impliquant des démons dans le monde médical du XIXe siècle à Paris a aussitôt commencé à prendre forme dans mon esprit. J'adore la cathédrale de Notre-Dame de Paris, particulièrement les gargouilles. Je voulais vraiment visiter la crypte Saint-Sulpice, mais quand j'ai écrit aux autorités, elles ont refusé de me donner l'autorisation.

k-libre : Vous faites remarquer, par Paul Clément, le nombre très important de gargouilles et de chimères qui ornent Notre-Dame. A-t-on une explication à ce nombre ?
F. R. Tallis : Apparemment, il y a toujours eu un grand nombre de gargouilles sur la cathédrale. Même avant que les fameuses gargouilles (ou chimères) de Viollet-le-Duc ne soient placées sur la galerie supérieure au XIXe siècle. Pour autant que je le sache, il n'y a aucune explication académique. Bien sûr, étant donné les mythes diaboliques qui entourent Notre-Dame, on pourrait être fantaisiste et suggérer que c'est à cause des forces occultes !

k-libre : Vous décrivez une gargouille particulière que vous dénommez Le Stryge, un démon ailé. Charles Méyron en a fait une illustration singulière. Mais, n'a-t-il pas connu une triste fin ?
F. R. Tallis : C'était Méryon qui avait baptisé le démon ailé de Notre-Dame Le Stryge. Avant Méryon, le démon ailé n'avait pas de nom. Les stryges étaient une catégorie de démons ailés buveurs de sang qui apparaissaient dans la mythologie classique. Ils étaient les premiers vampires. Malheureusement, Méryon est mort dans l'asile d'aliénés de Charenton. Baudelaire a écrit à son sujet : "un démon cruel a touché le cerveau de M. Méryon."

k-libre : Paul Clément fréquente Guillaume Duchenne de Boulogne, puis Jean-Martin Charcot. Si vous présentez le premier comme un humaniste, vous dites du second qu'il était orgueilleux, soucieux d'écrire sa propre légende. Mais, n'étaient-ils pas, chacun à leur manière, de grands précurseurs ?
F. R. Tallis : Ils étaient tous les deux extrêmement importants. Mon portrait de Charcot est celui d'un homme vu par les yeux de mon protagoniste, Paul Clément. Je ne suis pas sûr qu'en réalité Charcot ait été aussi arrogant que Clément le perçoit. Beaucoup de livres ont représenté Charcot avant, bien que peu d'entre eux ne parlent de Guillaume Duchenne de Boulogne. Il était le professeur de Charcot et c'était un personnage plus intéressant à bien des égards. Il était un pionnier de la photographie médicale, de la physiologie expérimentale, des traitements électriques et de la réanimation. Charcot est souvent appelé le père de la neurologie, mais il est tout aussi légitime de dire que Duchenne de Boulogne était le père de la neurologie.

k-libre : Vous citez Montaigne et ses Essais à plusieurs reprises. Ces écrits sont-ils aussi importants pour la connaissance de la psychologie et du comportement de l'être humain ?
F. R. Tallis : Les Essais de Montaigne représente un programme d'auto-examination. D'une certaine façon, ils sont précurseurs de Freud qui a aussi entrepris des années d'auto-analyse tout en développant la psychanalyse. Avec tout le respect dû à Montaigne, ses écrits ne sont pas vraiment des essais - mais des tests de son propre esprit. C'est un très fin psychologue bien que malheureusement négligé par la discipline académique de la psychologie.

k-libre : Avez-vous choisi Chinon, le lieu de retraite de la maîtresse de Paul parce que cette ville se situe sur la Vienne, un lieu homonymique avec celui où se déroule votre précédente série ?
F. R. Tallis : Non, pas du tout. Il se trouve juste que j'aime Chinon. J'y ai été plusieurs fois et j'aime le château et ses points de vue magnifiques. Je peux aussi recommander une visite de la Chapelle Sainte Radegonde, qui est extrêmement poétique et mystérieuse. Ce n'est pas toujours ouvert, alors il vaut mieux vérifier avant d'y aller.

k-libre : Allez-vous donner une suite aux aventures de Paul Clément ? De quel roman allez-vous nous régaler prochainement ?
F. R. Tallis : J'avais vraiment l'intention d'écrire une trilogie basée dans Paris au XIXe siècle - une mythologie épique construite autour de la cathédrale et de ses démons. Cependant, j'ai récemment été chargé par mon éditeur anglais d'écrire trois histoires de fantômes. J'en ai déjà rédigée une et je suis maintenant en train de travailler sur la deuxième. Peut-être que je pourrai revenir à Paris une fois que la troisième histoire de fantômes sera écrite.


Liens : Frank Tallis | Les Portes de l'interdit Propos recueillis par Serge Perraud

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