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Jean-Luc Bizien et les enquêtes de l'Aliéniste

Mardi 10 juillet 2012 - Jean-Luc Bizien s'est partagé, pendant de nombreuses années, entre enseignement et écriture, avant d'entrer totalement en littérature en 1998. Sous la houlette de Serge Brussolo, il publie des romans à tonalité fantastique au Masque. WonderlandZ obtient le Prix Fantastic'Arts en 2002, La Mort en prime time le Prix du roman d'aventures 2002. Il aborde alors tous les genres littéraires, signe de remarquables séries pour la jeunesse chez Grund.
Ces dernières années, il se tourne particulièrement vers le polar avec La Trilogie des ténèbres (éditions du Toucan) où il explore l'univers très fermé de la Corée du Nord.
Depuis 2009, il a débuté une série de romans policiers historiques mettant en scène Simon Bloomberg, un aliéniste exerçant à la fin du XIXe siècle. En juin 2012, il publie Vienne la nuit, sonne l'heure, le troisième épisode, dont le thème principal porte sur la violence intime. Pour cet épisode-clé il a fait un énorme travail de recherche. C'est donc l'occasion d'une rencontre avec un auteur à l'inspiration singulière, créateur d'une série au caractère atypique.
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© David Delaporte / k-libre



k-libre : Vous avez retenu, pour héros récurrent de votre série de romans policiers historiques, un aliéniste. Qu'est-ce qui vous a attiré dans le choix de cette profession ? Est-ce la possibilité de fouiller les âmes, d'explorer la face sombre de l'être humain ?
Jean-Luc Bizien : Probablement tout cela à la fois... Et sans doute ai-je été séduit par le fait qu'un aliéniste est de facto quelqu'un de différent, tant il est vrai qu'il pose un regard particulier sur ses congénères.
De plus, je n'aime pas les héros "en noir et blanc" – je les préfère "en niveaux de gris", avec des secrets, des défauts, des fêlures... Je les veux humains, en somme.
Le personnage de Simon Bloomberg est complexe : il est suspect aux yeux de la plupart de ses concitoyens, inquiétant à bien des égards. Fascinant. Et l'on se pose de nombreuses questions à son sujet : n'est-il pas encore plus fou que ses patients, lui qui les accueille au sein de sa demeure, quand tant d'autres se contentent d'enfermer les aliénés dans des hôpitaux construits sur le modèle des prisons ? Ne faut-il pas l'interner lui aussi, quand on sait qu'il élève un couple de chimpanzés au rez-de-chaussée de son hôtel particulier ?
Simon Bloomberg est une énigme, avec laquelle j'éprouve grand plaisir à brouiller les pistes.
Je ressens un plaisir supplémentaire en tant qu'auteur, car l'aliéniste ne cesse de me surprendre, de prendre le pouvoir sur mes histoires et de m'imposer ses choix.

k-libre : Vous avez choisi la fin du XIXe siècle comme cadre de votre série. Qu'est-ce qui vous captive dans cette période ?
Jean-Luc Bizien : À l'évidence l'incroyable paradoxe intellectuel généré par l'époque : les idées s'affrontent en un bouillonnement créateur, les hommes ont soif de découverte, des inventions géniales jaillissent de leurs chaudrons d'apprentis-sorciers...
Dans le même temps, on est à la fois extrêmement pragmatique – c'est la naissance de la psychiatrie moderne, de la police scientifique (le système Bertillon, visible sur la couverture des romans de la série, en est une parfaite illustration) – et totalement rêveur, voire "fou" au sens noble du terme. On fait tourner les tables, on veut croire aux esprits, à l'au-delà, on consomme à outrance les premières drogues dures et l'absinthe...
Dans ce contexte historique foisonnant, un personnage d'aliéniste confronté à ses propres démons me motivait particulièrement. J'espère avoir réussi à partager l'amour que j'éprouve pour Bloomberg avec les lecteurs de ses aventures.

k-libre : Le personnage de Simon Bloomberg est-il le fruit de votre imagination ou est-il construit à partir d'authentiques aliénistes comme Charcot, Vulpian ?...
Jean-Luc Bizien : Il est le fruit de mon imagination... et un peu mon double littéraire, car j'ai mis beaucoup de moi-même dans ce personnage. J'en éprouvais la nécessité pour le rendre vivant et j'ai abordé la série à une période de ma vie qui me posait question. Il n'a donc pas été douloureux de projeter une part de mes interrogations sur le papier, et je dois avouer que Bloomberg m'a permis d'y voir plus clair.
Je crois également que le roman historique n'a de justification que lorsqu'il fait écho à des problématiques contemporaines.
La violence, le mensonge, le doute, la recherche de la vérité et la compréhension de l'autre : autant de sujets qui m'intriguaient avant de poser problèmes à Simon Bloomberg.

k-libre : Simon utilise des méthodes avant-gardistes pour traiter ses patients. En quoi se différentiaient-elles de celles des autres aliénistes ?
Jean-Luc Bizien : Le dialogue avec les patients atteints de troubles mentaux est encore sporadique à l'époque. Le contact est ténu, les échanges toujours balbutiants. Certes, Charcot a permis des avancées significatives mais on est loin de l'analyse moderne !
Simon Bloomberg refuse le statut réducteur d'aliéné (le terme, comme celui d'aliéniste, vient de l'anglais alien – il qualifie ces "étrangers" qu'on ne comprend pas, tant ils sont différents du commun des mortels).
En cela, son attitude est révolutionnaire.
Ce qu'adoptant, il court de nombreux dangers. Bloomberg, au fil des pages, avance en terra incognita. Au risque de se perdre lui-même.

k-libre : Sarah Englewood, qui est venue à Paris pour des raisons personnelles, est recrutée comme gouvernante par Simon Bloomberg. Pourquoi choisir un personnage d'origine anglaise ?
Jean-Luc Bizien : Par amour des personnages décalés, de leur situation d'étrangers, de leurs regards à la fois naïfs et acérés sur ceux qui les entourent.
Né au Cambodge, j'ai grandi aux Comores et ne suis arrivé en Normandie qu'à l'adolescence. J'ai toujours dû m'adapter, observer, comprendre. Au final, je me sens chez moi partout et nulle part. Je sais exactement ce que l'on ressent en cherchant sa place dans une société à laquelle on est étranger. J'ai probablement cherché une héroïne avec laquelle je pouvais être en empathie.
De plus, il m'est toujours délicat d'animer un personnage féminin – j'ai peur de tomber dans la caricature, de ne pas être juste... Sans doute, en choisissant une étrangère à Paris, pouvais-je ressentir davantage sa psychologie.

k-libre : Les relations entre les deux principaux protagonistes sont empreintes d'ambiguïté avec nombre de sentiments mal interprétés. Mais, ces sentiments sont-ils réels ou ne compensent-ils pas, pour chacun, une absence ? Pourquoi entretenez-vous ce trouble ?
Jean-Luc Bizien : Par pur plaisir de lecteur – j'écris les histoires que j'aimerais lire – et pour rendre hommage aux feuilletonistes du XIXe siècle.
C'est aussi un clin d'œil appuyé à The Avengers (Chapeau melon et bottes de cuir, chez nous) l'une des séries TV qui a bercé mon enfance : Steed est plus âgé, Peel visiblement sous le charme, ils vivent ensemble des aventures, résolvent des énigmes... Mais les spectateurs attendent encore une éventuelle idylle.

k-libre : De Sarah ou de Simon, qui, pour vous, est le véritable héros de votre série ?
Jean-Luc Bizien : Selon l'humeur, cela varie. Le personnage principal de La Chambre mortuaire, c'était indéniablement la maison de Bloomberg. Il aura fallu attendre le troisième tome de la série pour que l'aliéniste assume son "rôle de héros". Dans le prochain épisode, ce sera sans doute Sarah, parce que les événements l'invitent à se mettre en danger...
J'ai cependant une tendresse particulière pour Ulysse, qui devrait s'affirmer au cours des prochaines aventures. À l'origine, le géant ne devait faire qu'une courte apparition dans la série, mais il s'est imposé peu à peu. Il y occupe à présent une place de choix et j'ai la ferme d'intention de faire appel à ses services dans un avenir proche.

k-libre : Pourquoi dénommez-vous l'hôtel particulier de Simon Bloomberg la Cour des miracles ?
Jean-Luc Bizien : En réalité, c'est le titre de la série. "La Cour des miracles" est le surnom donné par Simon Bloomberg à sa propre maison. Je n'y suis donc pour rien, l'aliéniste est le seul responsable !
À sa décharge, beaucoup de choses s'y passent. Bloomberg assiste, médusé, à un défilé permanent de patients en grande souffrance à qui il tente chaque jour d'apporter un peu de réconfort.
Parfois, le miracle se produit.
Parfois, une porte s'entrouvre… qui conduit dans les abysses de l'âme humaine.

k-libre : L'Aliéniste élève un couple de chimpanzés dans son rez-de-chaussée. Pourquoi ? Était-il fréquent, à cette époque, d'avoir de tels animaux familiers ?
Jean-Luc Bizien : Sûrement pas ! C'est même une source d'ennui pour Simon Bloomberg, à qui l'on ne pardonne pas aisément cette excentricité.
On sait aujourd'hui que le chimpanzé et l'homme sont les plus proches "cousins" – la comparaison des génomes fait apparaître une similitude à presque 99 %... mais à l'époque, le singe est juste un animal difforme, qui impressionne voire terrifie le visiteur.
C'est le comportement des deux animaux captifs qui fascine Simon Bloomberg. De plus, l'instinct des primates sert de révélateur à l'aliéniste : Loki et Hécate se trompent rarement sur un individu...

k-libre : Vienne la nuit, sonne l'heure est un vers extrait du Pont Mirabeau de Guillaume Apollinaire. Pourquoi avez-vous retenu ce vers comme titre ? Pourquoi rajouter une virgule ?
Jean-Luc Bizien : Parce qu'il convenait parfaitement à l'histoire, parce que je le trouvais beau aussi. Je suis très fier de ce titre. Il aura cependant fallu batailler avec les correcteurs pour l'imposer chez 10-18, puisque Le Pont Mirabeau n'a été publié dans le recueil Alcools qu'en 1913, soit plus de vingt ans après l'action du roman – et les correcteurs de la maison sont extrêmement pointilleux sur la véracité et la précision historique de la collection. Garants d'une qualité de documentation et de recherches, ils veillent à tout. Parfois au-delà du raisonnable, mais je ne peux pas leur en vouloir. Je leur ai expliqué patiemment que je ne citais pas Apollinaire au cœur de l'ouvrage, que j'avais parfaitement conscience que la date de publication ne correspondait pas mais que ce n'était pas le propos. Le titre était beau, porteur de sens, source de rêve et, comme je tenais à ce vers, je me le suis "approprié" en y ajoutant une virgule.

k-libre : Une interprétation "tortueuse" : Vienne, dans votre titre, peut-elle aussi désigner la capitale de l'Autriche où le célébrissime Freud exerça son art. Dans ce cas, serait-ce un hommage déguisé à ce psychanalyste ?
Jean-Luc Bizien : Aucunement – ou alors, il s'agit d'un acte inconscient, ce qui peut être révélateur, comme le ferait remarquer Freud en personne !
La vérité, c'est que j''avais proposé plusieurs titres, mais aucun d'entre eux ne me satisfaisait pleinement. Mon éditrice m'a demandé d'en proposer de nouveaux. Après plusieurs recherches infructueuses, celui-là s'est imposé. Je l'ai découvert, comme une évidence et je ne l'ai plus lâché. Je n'ai réalisé qu'après publication que l'on pouvait effectivement établir un lien avec Freud. Mais je n'aurai pas l'outrecuidance de prétendre avoir tout calculé !
C'est juste l'un de ces "heureux hasards" de la vie.

k-libre : Quelle différence peut-on faire entre aliéniste et psychanalyste ?
Jean-Luc Bizien : Le premier avance dans les ténèbres, il progresse à tâtons et ne peut que formuler des hypothèses en priant pour qu'elles se révèlent justes. Il ne possède pas encore les connaissances qui permettent au second de soigner ses patients aujourd'hui. Il ne faut pas perdre de vue que, si la psychiatrie a réalisé des avancées fabuleuses depuis, elle est tout juste naissante en cette fin de XIXe siècle.
Le jeu, dans la Cour des miracles, consiste à inviter le lecteur féru de ce type de romans (et habitué des séries TV actuelles, dans lesquelles on arrête un serial killer à chaque épisode) à formuler ses propres théories. Il les échafaude à la lueur de ses propres connaissances – qui sont bien plus importantes que la maigre batterie d'outils dont dispose Simon Bloomberg.
À l'auteur de brouiller les pistes, pour qu'au final lecteur – et enquêteur ! — parviennent au même résultat… mais par des voies distinctes.

k-libre : Avec Vienne la nuit, sonne l'heure vous relatez la troisième affaire dans laquelle Simon et Sarah se trouvent mêlés. Dans la première, La Chambre mortuaire, vous mettez en scène l'hôtel particulier de Simon. Vous en faites un lieu étrange, mystérieux, labyrinthique voire dangereux. Pourquoi donner à cette demeure un côté quasi fantastique ?
Jean-Luc Bizien : Parce que c'est vraiment une maison fantastique, un lieu troublant, une espèce de labyrinthe au cœur duquel j'ai eu grand bonheur à me perdre, à errer en rêve... avant d'éprouver le besoin de le partager avec les lecteurs. La maison est la véritable héroïne de ce premier tome. Elle est aussi le lieu qui éloignera et réunira Sarah et Simon.
C'est ici que tout commence, que les liens se tissent peu à peu.
Ce fut également l'occasion de rendre modestement hommage à Serge Brussolo, cet immense auteur qui me fit l'honneur de m'accompagner quand j'écrivais mes premiers romans. Serge a su, mieux que quiconque, inventer des endroits hypnotiques au sein desquels le lecteur s'égare avec délectation.
Je ne perds jamais une occasion de (me) rappeler d'où je viens. Si je n'avais pas eu la chance de croiser un jour la route de Brussolo, je ne serais probablement pas là aujourd'hui.

k-libre : N'entretenez-vous pas, dans ce roman, un climat étrange avec l'absence inexpliquée d'Elzbieta, une égyptologue épouse de Simon ?
Jean-Luc Bizien : Présence et absence d'un être cher : c'était l'une de mes problématiques, à l'époque où j'entamais la rédaction de la série. C'était aussi une excellente manière d'aborder le personnage de l'aliéniste. Le lecteur se voyait imposer une vision de Bloomberg similaire à celle que pouvaient poser ses voisins sur l'aliéniste.
En entretenant le doute sur la disparition de son épouse, j'induisais un regard particulier. Le lecteur pouvait brosser de Bloomberg le portrait d'une espèce de Barbe Bleue. Je voulais l'aliéniste à la fois séduisant, intriguant... et terriblement inquiétant.
J'espère y être parvenu.

k-libre : Dans La Main de gloire, la seconde affaire, vous faites état d'un élément proche des artefacts magiques utilisés par des sorciers. Aimez-vous intégrer une part de fantastique dans vos romans policiers ?
Jean-Luc Bizien : J'éprouve toujours une certaine jubilation à instiller quelques éléments fantastiques, mais sans doute faut-il y voir un nouvel élément de filiation, puisque j'ai "grandi" en lisant les romans de Serge Brussolo, grand maître du genre ?
Au vrai, cela dépend du sujet abordé. Dans la série entamée aux éditions du Toucan (La Trilogie des ténèbres), par exemple, point de fantastique. Le sujet de la Corée du Nord était à lui seul assez surréaliste, il convenait donc de ne pas perturber le propos.
En revanche, le fantastique s'imposait dans une série dédiée au XIXe siècle. Simon Bloomberg, comme la plupart de ses contemporains, est intrigué par les "manifestations" de l'au-delà, par la possibilité de communiquer avec les morts, d'établir le contact avec les esprits des défunts.
Quant à La Main de gloire, je n'ai fait que mettre en scène un artefact en vogue chez les malfrats de l'époque. Difficile pour les monte-en-l'air de résister à un objet censé procurer l'invisibilité et capable de désigner les trésors cachés dans une maison... Non ?

k-libre : Dans votre série, la violence est très présente car Simon est confronté à des tueurs multiples. Cependant, dans ce troisième volet, vous abordez une violence plus insidieuse, mais tout aussi terrible, la violence intérieure, celle qui nait, par exemple, de la passion amoureuse ou autre. Ce côté passionnel, excessif, peut-il porter à des faits violents ?
Jean-Luc Bizien : Bien entendu. Il suffit d'ouvrir les journaux pour constater que, encore de nos jours, la violence est hélas omniprésente.
Je souhaitais, à travers ce roman, aborder la violence quotidienne – celle qui dort en chacun de nous et peut surgir à tout moment, celle qui transforme le plus aimant des pères de famille en brute ignoble, celle qui emporte tout sur son passage...
Nous vivons dans une société extrêmement codifiée, policée. Nous avons appris à "visser le couvercle" pour emprisonner la bête qui sommeille en nous. Mais nous agissons comme des silos à émotions, à frustrations... et la bête est prompte à ressurgir, quand on s'y attend le moins. Qui a une fois dans sa vie pris le métro à Paris ou observé les conducteurs au volant de leur voiture sait de quoi je veux parler.
Je voulais également aborder les limites de la fonction de Simon Bloomberg. Car si les psychiatres modernes disposent d'un arsenal de méthodes qui leur permet de démasquer les simulateurs, les aliénistes devaient s'en remettre à leur seul instinct.
Au risque de basculer et de se laisser entraîner dans la plus sournoise des manipulations.

k-libre : Vous confrontez votre héros à des patients qui se révèlent de véritables monstres sous une couverture sociale et une attitude tout à fait respectables. Les violences sont-elles, ainsi, facilement dissimulables aux yeux des autres ?
Jean-Luc Bizien : Les individus les plus dangereux n'ont pas toujours la tête de l'emploi. J'ai croisé, par le passé, quelques brutes aux gueules d'ange et des spécimens nuisibles de manipulateurs – une autre forme de violence. De parfaits salauds, qui agissent dissimulés sous un masque de sociabilité. Des monstres en costumes, qui jouent avec un certain succès la comédie de l'humanisme et des grands sentiments. Des hommes qui parviennent à présenter une vision idéale de leur personne et sont ensuite capables de briser des vies...
L'un des fléaux psychologiques modernes est le "pervers narcissique". C'est un profil découvert et cerné récemment par les psychiatres, qui cause de terribles dégâts. On ne compte plus les victimes de tels individus et les traumatismes sont lourds, très lourds.
Le pervers narcissique – pour ne citer que lui – est capable de jouer des apparences les plus favorables pour mieux parvenir à ses fins. Il use le plus souvent d'une forme larvée de violence – psychique, psychologique –, puis il obtient des résultats sidérants et cause des dommages irrémédiables. Il s'en repaît alors, sans être pour autant démasqué ni identifié.
J'ai projeté ce type de comportements qui, s'ils n'ont été catégorisés que depuis quelques années, ont certainement toujours existé.
Confronté à de tels individus, Simon Bloomberg avait fort à faire...

k-libre : Vous faites penser, par Simon, pendant une de ses consultations : "... de ne plus être capable de voir les faits tels qu'ils sont... mais, au contraire, tels que le patient aimerait qu'ils soient". N'est-ce pas le piège qui guette tous ceux qui sont confrontés à la recherche d'une réalité, d'une vérité (soignants, enquêteurs...) ?
Jean-Luc Bizien : Ce n'est plus le cas aujourd'hui : les enquêteurs, tout comme les soignants, disposent d'outils performants qui leur permettent de confondre les menteurs et de trier à coup (presque) certain le bon grain de l'ivraie. On identifie ainsi assez vite un grand délirant, un mythomane pathologique ou un manipulateur. L'escroquerie morale ne tient jamais très longtemps face à un praticien chevronné. On peut abuser un psychiatre un moment, mais le vernis finit par craqueler assez vite.
Je me suis entretenu de ce phénomène avec de vrais psychiatres, qui m'ont éclairé sur la question, puis je me suis empressé de soumettre Simon Bloomberg à cette épreuve.
Le résultat, c'est Vienne la nuit, sonne l'heure.

k-libre : Vous abordez également un aspect de la violence avec la jalousie au sein d'un couple. Est-ce un état d'esprit aussi destructeur que vous le décrivez ? Pourquoi vouloir explorer cette violence ?
Jean-Luc Bizien : Je crois que nous avons tous, un jour ou l'autre, été confrontés à cette violence très particulière. N'avons-nous pas tous, à un moment ou un autre, souhaité la mort de quelqu'un ? Qu'est-ce qui nous a empêchés, à cet instant, de passer à l'acte ? Où se situe la frontière ? Quels mécanismes nous interdisent de nous conduire comme des fauves ? Quels verrous ont sauté, qui expliquent le comportement effroyable de certains psychopathes ?
Autant de questions qu'il me fallait aborder dans cette série et que Simon Bloomberg découvre, au fil de ses aventures.
Quant à la jalousie au sein du couple et ses effets dévastateurs, c'est un sujet universel, auquel l'aliéniste lui-même ne pouvait échapper !

k-libre : Vous n'hésitez pas à mettre ce paisible aliéniste dans des situations dramatiques où il risque sa vie. Pourquoi le mettre, ainsi, en grand danger ?
Jean-Luc Bizien : Au XIXe siècle, on peut établir des ponts entre les métiers d'aliéniste et de policier : ils réclament une certaine forme d'altruisme, d'intérêt pour les autres et exigent d'importants sacrifices personnels. Autrement dit, quand on décide de consacrer sa vie à soigner ceux qui souffrent, ceux qui se comportent différemment, à les protéger d'eux-mêmes ou des autres... on s'expose. On entre, involontairement ou non, en contact avec les victimes comme avec leurs tourmenteurs et l'on côtoie intimement leurs démons intérieurs.
Au final, on en paie toujours le prix.
Cela dit, je ne définirais pas – si j'avais à le faire – Simon Bloomberg en ces termes car je ne crois pas qu'il soit "paisible". Je pense au contraire que c'est un homme extrêmement tourmenté, en proie au doute perpétuel. Un homme qui a besoin des autres, qui recherche l'amour et la sincérité, un être en perpétuelle demande d'absolu, et qui trouve réponse – en aidant les autres – à certaines des questions qui le hantent.

k-libre : Bloomberg tient un journal, qu'il fait partager au lecteur, où il relate les événements de la journée, ses réflexions, ses sentiments concernant, tant ses consultations que les faits domestiques. N'est-ce pas, pour lui, une méthode d'autoanalyse ?
Jean-Luc Bizien : Il s'agit en effet d'une manière d'autoanalyse empirique mais, encore une fois, on joue avec le lecteur qui sait certaines choses et assiste à la mise en application instinctive de ce qui n'est pas encore un principe admis.
C'est en tout cas ainsi que Simon Bloomberg gère son rapport à l'intime : l'aliéniste est un homme extrêmement pudique, qui peine à exprimer ses sentiments et passe par le filtre de l'écrit pour se libérer de certains fardeaux. Incapable d'avouer son amour, ses colères, son indignation ou ses doutes, isolé par sa fonction et son obligation de secret médical, il consigne tout ce qui le touche, l'émeut, le perturbe.
Au fil des années, ce journal intime est devenu le plus sûr des assistants. Il suffit à l'aliéniste de l'ouvrir, de consulter ses dernières notes et tout devient plus clair... la plupart du temps. Car certains sujets sont plus délicats que d'autres à évacuer.

k-libre : Est-ce vous qui sélectionnez la galerie de personnages qui illustre les couvertures de votre série ?
Jean-Luc Bizien : Non, le choix des couvertures est l'une des prérogatives de l'éditeur, même si j'ai un droit de regard sur le résultat. J'ai ainsi demandé à ce qu'on modifie la couverture de Vienne la nuit, sonne l'heure, pour qu'un personnage plus en rapport avec l'intrigue y figure.
Le graphiste qui s'occupe de la série effectue de toutes façons un travail remarquable : il a spontanément proposé le système Bertillon en marge des visuels, a choisi des images de la tour Eiffel parfaitement en accord avec le déroulement de chaque intrigue et il compose des couvertures que je trouve très convaincantes.

k-libre : Allez-vous continuer à relater des épisodes de la vie de vos héros, Sarah et Simon ? Avez-vous l'intention de les rapprocher, voire de les réunir ?
Jean-Luc Bizien : J'ai déjà prévu au moins trois nouveaux épisodes pour "La Cour des miracles" – le prochain tome verra le jour en mars 2013.
Quant à "rapprocher, voire réunir" Simon et Sarah...
Il leur appartient d'en décider, je ne suis que le narrateur de leurs aventures !


Liens : Jean-Luc Bizien | Vienne la nuit, sonne l'heure | La Chambre mortuaire Propos recueillis par Serge Perraud

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