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Son instinct lui disait que la résolution de cette affaire dépendait de la capacité de la police à protéger l'anonymat du tueur afin de renforcer son sentiment d'invulnérabilité. Elle était certaine qu'il disparaîtrait au premier signe de danger.
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Des crimes impunis dans les sociétés démocratiques...

Lundi 27 février 2012 - Jil de Rauc est l'auteur d'un essai percutant sur ces violences morales qui traversent les sociétés démocratiques et dont le législateur ne sait, ou refuse de s'emparer. Au-delà du fait social de ces violences, massif, c'est au fond à une réflexion politique que son travail ouvre, en particulier sur la manière dont une société pense ses transformations sociales. Il répond ici à nos questions pour défricher un chemin de pensée exigeant, libérant des horizons plus inédits qu'il veut bien l'avouer.
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© Jil de Rauc



k-libre  : Dans votre essai, vous vous êtes intéressé à ces violences morales dont la Justice a le plus grand mal à déterminer les expressions. Le crime parfait, tel que vous le définissez, résulte, comme vous l'affirmez, de la rencontre entre une structure légale et une conjoncture morale. Mais ce qui fait, selon vous, que dans certaines démocraties le crime parfait parvient à se banaliser au-delà de toute espérance, tient au degré de dérive "thénardière" du projet démocratique de la société en question. L'expression est magnifique, parlante à souhait. Pouvez-vous tout de même en préciser le contenu ?
Jil de Rauc : Chacun se souvient des Thénardier, figures tristement mythique de l'enfer social que décrit Victor Hugo dans ses Misérables. Prise dans la spirale de la déchéance matérielle, physique et morale, Fantine met en pension sa petite fille Cosette à l'auberge des Thénardier. Outre que l'accueil de cette enfant est tarifé au prix fort par ces derniers, le coût de son entretien et la superfluité de sa charge sont constamment rappelés à Cosette, qui devient d'ailleurs très vite l'esclave domestique de ses hôtes, que Victor Hugo présente lui-même comme "l'idéal de l'oppression". Ce cynisme décomplexé de l'exploiteur rappelant constamment à l'exploité ce que lui coûte la charge de son exploitation (mais beaucoup moins disert au sujet des profits dont il lui est redevable) rend assez bien compte de ce que j'entends par l'expression "dérive thénardière", ici appliquée à ce qui menace de ne plus être une caricature de relation salariale. Mais la littérature offre d'autres exemples de ce calcul "thénardier" au moindre coût, dont une variante, cette fois dans l'ordre des relations filiales, nous est donnée dans Le Rouge et le Noir, à travers la vision pour le moins ironique que Stendhal nous livre de "l'amour" paternel. Alors que son héros, Julien Sorel, est à la veille de se faire guillotiner, le père du jeune homme vient le visiter dans son cachot. Le début du livre nous avait déjà montré le père Sorel, scieur sur bois à Verrières, qui méprisait son lettré de fils, et lui préférait de loin ses aînés, solides bûcherons dont il n'avait jamais découragé l'amusement qu'ils prenaient à tabasser leur cadet, pensant peut-être par là le guérir de son goût de la lecture et de sa délicatesse. Dans le cachot de Julien où ce monsieur a daigné se présenter se déroule une scène d'une violence psychologique et morale inouïe : le père Sorel, apprenant par la bouche de son condamné de fils que celui-ci a des économies, s'empresse, toute indécence bue, de lui réclamer le remboursement de ses "dettes". "Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j'ai avancés, et auxquels vous ne songez pas"1, observe-t-il en effet... Une amplification collective de cette réclamation inique à l'échelle des rapports de génération à génération donne, là encore, une idée assez exacte de ce que j'entends par "dérive thénardière". Je crois, hélas, que l'expression trouvera un douloureux, mais combien réel écho en tous ceux et celles qui, en ces temps de "crise", s'entendent quotidiennement rappeler le coût de leur improductivité, ou de leur productivité insuffisante, le coût de leurs soins, le coût de leur lenteur, le coût de leur éducation, de leurs études, le coût de leur dépendance, le coût de leur maladie, de leur handicap, de leur invalidité, enfin le coût de leur insupportable volonté de se cultiver et du temps libre requis à cet effet. Rappel vécu de l'intérieur comme la désignation publique de leur statut parasitaire et donc, crime tranquille de lèse-dignité.

k-libre  : Votre enquête, largement axiologique sur les possibilités structurelles de ce crime parfait, vous a conduit à comparer deux sociétés, française et américaine (États-Unis), sous le rapport des faits de violence morale qui y sévissent. Vous développez une théorie tout à fait originale à leur propos, pour rendre compte de leur malaise social respectif et des réponses que ces sociétés lui apportent. Pouvez-vous nous en toucher deux mots ?
Jil de Rauc : Vous faites allusion à ces symptômes sociaux que j'ai distingués dans mon livre sous la qualification de "violence n° 1" et de "violence n° 2". Mais avant d'expliquer en quoi consiste, respectivement, la "violence n° 1" et la "violence n° 2", et ce qui justifie, nonobstant une causalité commune, leur distinction, il me faut préciser que la symptomatologie comparée des sociétés française et américaine du point de vue de la riposte individuelle à la violence légale qui y est exercée n'a rien d'"original", puisque je l'emprunte à Alexis de Tocqueville. Pour ma part, je ne fais que déduire les conséquence des prémisses que le maître a posées le premier. Selon Tocqueville, qui attribue cette particularité aux habitus psychosociaux hérités de l'Ancien Régime, au compte desquels figure un sens exacerbé de l'honneur, les Français se suicideraient plus facilement que les Américains, lesquels, en revanche, seraient plus enclins au passage à l'acte individuel violent. De fait, tout effet d'échelle démographique considéré, on trouvera l'intuition de Tocqueville corroborée, pour ce qui est de la riposte violente isolée, tant par les enquêtes de Stéphane Bourgoin sur le phénomène des serial killers dans les deux sociétés2, que par les statistiques que propose William T. Vollmann à ce propos dans son Livre des Violences3. À présent, supposons premièrement que le monde économique dans lequel nous vivons soit en passe d'impliquer quotidiennement un nombre croissant d' individus dans ce que Bruno Bettelheim appelait des "situations extrêmes". "Nous nous trouvons dans une situation extrême, écrit Bettelheim dans Survivre4, quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d'adaptation anciens ne fonctionnent plus et que certains d'entre eux mettent même en danger la vie qu'ils étaient censés protéger". Supposons deuxièmement que la violence de cette situation extrême s'exerce de telle sorte qu'elle incite chaque jour l'individu à faire reculer un peu plus ce que Bettelheim appelle d'autre part le point de non-retour", à savoir, "la limite des concessions qu'il est possible de faire à l'environnement sans compromettre l'intégrité du moi"5. On peut raisonnablement envisager le moment où, de concessions adaptatives en concessions adaptatives, le sacrifice des valeurs que son milieu (par exemple professionnel) exigera de l'individu confrontera ce dernier à son point de non-retour. Un tel point de non-retour pourrait être jugé atteint, par exemple, lorsque l'adaptation de l'individu au milieu en question ne peut se faire sans qu'il lui sacrifie son humanité, ou bien dès lors que l'individu réalise qu'il n'a d'autre issue que collaborer à la violence du système ou détruire ce système. Quant à moi, j'appelle "violence n° 1" une première réaction possible à cette confrontation au point de non-retour, qui est le suicide. J'appelle "violence n° 2" une autre réaction (celle-là même que, selon Tocqueville, les Français auraient tendance à sous-estimer),qui est l'autodéfense.

k-libre  : Que les réponses à cette violence se retournent contre ses victimes, voilà qui nous rappelle certains discours tenus naguère à propos des émeutes dans les banlieues françaises. Mais j'ai le sentiment que si l'on avait envisagé l'analyse de ces réponses à l'aulne de votre travail, la profondeur d'analyse aurait été autre. On se prend aussi à penser que votre modèle explicatif pourrait rendre compte, pour partie, de l'incroyable échec des dernières luttes sociales en France. Est-ce la raison pour laquelle la France ne peut plus être qu'un pays réformiste, tournant le dos à son passé révolutionnaire ?
Jil de Rauc : Sans doute, les tendances autopunitives, ou prédilection que nombre de salariés ont récemment manifestée pour la "violence n° 1", donneraient a priori raison au pessimisme de votre analyse. Comment ne pas songer, à cet égard, au geste de Lise Bonnafous, cette enseignante du lycée Jean Moulin de Béziers, qui s'immola le jeudi 13 octobre 2011 dans la cour de récréation de l'établissement. De fait, le geste de cette Professeure de Mathématiques arbore assurément l'apparence d'un cas de "violence n° 1", c'est-à-dire d'un choix de l'option suicidaire par l'individu face au caractère extrême de son milieu et ayant atteint son point personnel de non-retour. Mais, par ailleurs, les dernières paroles de Lise Bonnafous, paroles que les témoins les plus directs de son acte affirment l'avoir entendue répéter, et dont la valeur testamentaire, par conséquent, peut légitimement être présumée, ces paroles ultimes furent les suivantes : "Je fais ça pour vous." Sa destination collective requalifie cette "violence n° 1", pour laquelle Lise Bonnafous semble avoir opté, dans le sens d'un symptôme, autrement dit d'un signal, que la partie (l'individu) adresse au tout (la société). Par son double caractère sacrificiel et volontaire, le suicide de Lise Bonnafous exclut de fait l'interprétation le réduisant au geste irrationnel et désespéré d'une pitoyable victime pour se hisser au rang du martyr. Martyr, en ce que l'acception du mot a de plus strict, puisque c'est au service d'une cause, la cause éducative, que Lise Bonnafous s'est sacrifiée. Martyr encore, parce que, contrairement aux suggestions de la propagande anti-enseignants dont on ne crut pas même devoir s'abstenir en haut lieu, Lise Bonnafous n'a pas agi sous l'empire de la passion mais de la raison, en laquelle sa discipline l'inclinait à voir l'unique source d'autorité, parce que son geste était un acte de cohérence définitive et de souveraineté. Cette femme insigne est donc morte en servante et en souveraine, comme une reine. Une reine ne demande ni grâce ni merci, une reine ne crie pas à la pitié. Le don que Lise Bonnafous nous a fait de sa personne est un don royal. D'un point de vue sociologique, et je réponds maintenant à votre observation relative au blocage réformiste de notre potentiel révolutionnaire. Le cas de Lise Bonnafous paraît se situer à la charnière entre une phase de "violence n° 1", attestée par l'épidémie de suicide en milieu professionnel que nous avons à constater, et une phase de "violence n° 2",dont l'inhibition ne pourra peut-être pas indéfiniment durer...

k-libre  : Quelles seraient alors les conditions de possibilité de l'évolution de la société française d'une phase à l'autre ?
Jil de Rauc : Ces conditions sont au nombre de deux :
1. L'amplification collective de la perception individuelle de notre point de non-retour ;
et
2. La réactivation mentale de ce vieux mantra oublié de Tite-Live : "La force de tout pouvoir réside dans le consentement de ceux qui lui obéissent."

k-libre  : Je reviens sur cette problématique, j'y insiste : nous sommes entrés dans une ère de changements possibles avec ce qui se dessine au travers des présidentielles, mais surtout, plus particulièrement avec la montée en puissance de la violence sociale dans les pays européens. Il nous appartiendra vraisemblablement, dans l'urgence, de redéfinir les conditions de notre vivre ensemble. Sans aller jusqu'à la réécriture de notre Constitution, sur le modèle islandais par exemple, croyez-vous que votre schéma explicatif pourrait nous aider à inscrire la condamnation de l'exercice légal de la violence économique dans la Constitution ?
Jil de Rauc : Je ne sais pas si mon humble théorie aurait le pouvoir d'impact nécessaire pour susciter une mise hors-la-loi de la violence économique par la Constitution. Mais si tel était le cas, j'en profiterais pour proposer l'inscription de la fin de la pauvreté au rang des objectifs permanents de la nation, avec, pour corollaire, la déclaration publique d'illégitimité de toute mandature sous laquelle une fraction des citoyens est acculée à choisir entre se cultiver et manger. À défaut de nous immuniser pour de bon contre les dérives thénardières du projet démocratique, cette inscription nous ferait du moins un devoir de cette humanité et de ce bon sens auxquels en appelait Jean Jaurès : "Il y a une part de crédit qui doit être faite à l'homme. Si on ne prêtait à l'individu que l'équivalent de ce qu'il possède en arrivant dans le monde, on ne lui prêterait jamais rien."6

k-libre  : Après tout, vous insistez beaucoup sur le fait que votre travail est aussi une contribution possible à une définition juridico-éthique de la violence morale. Est-ce possible ?
Jil de Rauc : Légiférer en pareille matière est évidemment très difficile compte tenu de la nature subjective et immatérielle des effets de la violence morale. Mais la symptomatologie sociale, individuelle ou collective, de cette dernière forme désormais un langage, un système de signaux et d'alertes, sur lequel nous pouvons opérer.

k-libre  : Souhaitable mais à quel prix ?
Jil de Rauc : Non seulement souhaitable, mais urgent, serait-ce au prix de la censure et de l'impopularité. Mais entendons-nous bien : il ne s'agit pas de bâillonner la liberté d'expression dont se prévaudraient, par exemple, la répétition publique de calembours antisémites à peine feutrés, ou encore, l'affichage de présence en des bals et en des compagnies dont les affinités peuvent difficilement tromper, ou encore la promotion médiatique de l'héritage de la collaboration en appelant à réhabiliter tel écrivain vendu au nazisme dont l'œuvre serait jugée digne d'intérêt, mais simplement de stipuler que pour chaque clin d'œil subliminal de cet ordre, il y aura un prix à payer.

k-libre  : Et puis... que deviendrait cette violence symbolique, sur quelles lignes de front nouvelles parviendrait-elle à se déplacer ?
Jil de Rauc : Vous savez, les débouchés cathartiques que l'humanité a pu trouver à sa violence jusqu'ici ne sont pas si inefficaces que la violence symbolique ne puisse à terme s'y sublimer. L'art, la science, le travail et le rite me semblent de ces lignes de front où une sensibilité commune aux valeurs et symboles de la République, aux valeurs et symboles de la simple humanité, ne demanderait qu'à se réveiller et à s'exprimer. De l'art, surtout, nous avons encore beaucoup à espérer. À exiger. N'oublions jamais qu'à l'origine du Führer au bras phallique, il y eut d'abord un peintre raté, c'est-à-dire, une impuissance de créer, d'enfanter la beauté.

1. Stendhal, Le Rouge et le Noir, Le Livre de Poche, 1988, p. 529.
2. Stéphane Bourgoin, Serial killers : enquête sur les tueurs en série, Grasset, 2003.
3. William T. Vollmann, Le Livre des violences : quelques pensées sur la violence, la liberté et l'urgence des moyens,Tristam, 2009.
4. Bruno Bettelheim, Survivre, Robert Laffont, coll. "Pluriel", 1979, I. La Limite extrême, p. 25.
5. Bruno Bettelheim, Le Cœur conscient, Robert Laffont, coll. "Pluriel", 1972, p. 42.
6. Jean Jaurès, Revue de l'enseignement primaire et primaire supérieur, 20 octobre 1907.


Liens : Jil De Rauc | Théorie du crime parfait : contribution à une définition juridico-éthique de la violence morale Propos recueillis par Joël Jégouzo

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