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Nous éclatons en sanglots... Smoking, robe longue, champagne, mais surtout nos larmes parce que là, au milieu de cette fête, devant tout le monde, nous sommes en train de nous dire silencieusement au revoir... Ce n'est pas l'an 2000 que nous avons fêté à Venise ce jour-là, la fin d'un siècle, d'un millénaire. La fin du monde. La fin de ton monde.
Joséphine Dard - Frédéric Dard, mon père, San-Antonio
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Hervé Le Corre et la réalité sociale

Jeudi 08 décembre 2011 - Hervé Le Corre est un écrivain à la plume précise, qui aime flâner et laisser flâner ses lecteurs. Après deux romans parus aux éditions Rivages, tous les deux fort remarqués, il signe un étonnant recueil de nouvelles forcément noires. Étonnant car non seulement de formes courtes mais qui s'accompagnent d'une cohérence avec pour mot d'ordre : "Luttez !" À travers des petites vies qui éclatent de mille pièces, Hervé Le Corre pointe du stylo les injustices d'une société qui n'a que faire de l'individu. Selon l'humeur du moment, Derniers retranchements sera perçu différemment. C'est bien là le signe qu'il ne laisse pas indifférent. L'auteur s'explique sur son écriture, sur la nouvelle en elle-même, et y ajoute quelques idées qu'il n'est pas inutile de lire.
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© Philippe Matsas/Opal/Payot&Rivages



k-libre : Après deux romans conséquents et reconnus parus chez Rivages – L'Homme aux lèvres de saphir et Les Cœurs déchiquetés – vous nous proposez avec Derniers retranchements un recueil de nouvelles au format inégal. Comment passe-t-on d'une forme très longue à une forme beaucoup plus courte ?
Hervé Le Corre : On passe de l'une à l'autre par envie... Pour éprouver d'autres sensations que l'écriture longue (en temps et en contenu) d'un roman. Je n'écris pas vite, j'aime prendre mon temps (quand le boulot m'en laisse, ainsi qu'un peu d'énergie...), et l'écriture de ces textes m'a placé dans une espèce d'urgence, un peu comme si le texte allait m'échapper si je ne renouais pas chaque jour le lien en y travaillant. D'autre part, l'intrigue est plus linéaire, elle doit être traitée (en tout cas pour ce qui me concerne, je ne sais pas comment font les autres, de façon plus rigoureuse, pour ne pas dire rigoriste : la discipline imposée au texte est plus grande, de même que la discipline de travail est plus sévère...
Dans un roman, j'aime bien flâner, éventuellement me perdre, un peu comme quand on court dans les bois (oui, je cours dans les bois…...) : on est dans un effort de fond, et l'on sait qu'il sera prolongé, alors on adopte un rythme qui permette de tenir.

k-libre : Y a-t-il un travail de recherche pour les nouvelles ? Est-ce une ébauche avortée de roman parce qu'après tout on ne peut pas transposer au roman toutes les idées qui nous viennent en tête ?
Hervé Le Corre : Pas spécialement de recherche, non. Surtout pour ces textes qui sont très ancrés dans la réalité contemporaine (à part l'hommage à Chandler, qui m'a demandé de fouiller un peu dans sa biographie et sa correspondance).
Pour ce qui est des idées de départ, elles sont spécifiques à ces textes-là. Trois nouvelles, les plus longues, ont été écrites spécialement pour ce recueil, en complément de textes que j'avais en réserve (écrits pour des recueils collectifs, ce genre de choses). Donc ces intrigues, pour moi, sont traitées, écrites, cristallisées, comme on dit. Maintenant, plus tard, je ne m'interdis pas d'en reprendre un thème ou un personnage. Chandler, justement (d'autres, peut-être, je l'ignore), l'a fait quelquefois, il appelait ça "cannibaliser" une histoire.

k-libre : Hormis "De l'autre côté du trottoir", on sent une harmonisation et une construction du recueil qui débute par "Tenir" et se conclue par "Se taire". Deux verbes qui semblent emblématiques de ce recueil. Ces nouvelles, elles ont été écrites dans ce but ?
Hervé Le Corre : "De l'autre côté du trottoir", c'est peut-être l'erreur de casting de ce recueil. J'ai écrit ça il y a longtemps pour une revue et, assez bêtement, j'aimais bien ce texte. C'était en 1997 et, en farfouillant, je me suis aperçu que Marlowe aurait eu cent ans (en recoupant les dates) et je suis parti sur cette histoire de fantômes. En plus, je suis plus "Hammett" que "Chandler", pour le dire simplement, mais bon, l'occasion a fait le larron.
Pour le reste, c'est-à-dire l'essentiel, il y avait une volonté d'écrire et de réunir des récits en prise directe avec la réalité sociale ou exprimant sans détours superflus mes terreurs personnelles (je pense à "Dernier jour" surgi du fond de mes cauchemars et de mes visions les plus noires de l'avenir). Je trouve pour ça le format court plus percutant.

k-libre : Il n'y a pas en France, contrairement aux États-Unis, une culture forte de la nouvelle. D'ailleurs, c'est un genre qui se vend très peu. Comment vous en qualité de romancier l'expliquez-vous ?
Hervé Le Corre : Je n'en sais rien. Au pays de Maupassant, je trouve ça dommage. Peut-être parce que pour les auteurs et la plupart des éditeurs (sauf Rivages, entre quelques rares autres : grâce soit rendue ici à Jeanne Guyon et François Guérif !) le format noble est le roman, après les géants comme Balzac, Flaubert, Hugo, Zola, Proust, Céline ou Giono (plus tous ceux que j'oublie) que la culture "légitime" a établis comme statues de commandeurs ? Il y a aussi des géants anglo-saxons – et quels géants ! – alors non, décidément, je ne sais pas répondre !

k-libre : D'ailleurs, hormis Marc Villard qui semble né avec les capacités et le talent pour en écrire, j'ai l'impression que nombre d'auteurs ne le font que pour participer à des ouvrages collectifs dont la qualité et l'harmonisation laissent à désirer. Vous-mêmes avez participé à plusieurs de ces ouvrages, des 7 familles du polar à Bordeaux, le tanin noir. Pouvez-vous nous relater ces expériences ?
Hervé Le Corre : Pour Les 7 familles du polar, c'est JiBé Pouy qui m'a demandé alors j'ai dit oui parce que j'aime ce type. J'ai pondu un petit truc que j'aime bien, en toute modestie. Pour le Tanin noir, comme Bordeaux comptait peu d'auteurs de polars, j'ai demandé (c'est à moi que Pouy, encore lui, avait en quelque sorte délégué le choix des auteurs) à Annelise Roux, qui venait de publier dans la "Série noire", et à des copains qui ont un beau brin de plume, comme on dit. Pour ma part, j'ai écrit un texte merdeux que je n'arrive même plus à relire. J'ai essayé de le remanier pour l'intégrer au recueil Derniers retranchements mais c'est tellement mal foutu que ça a résisté à toutes mes tentatives. De toutes façons, je ne répondrai plus à ce genre de commandes qui donnent le plus souvent des compils de fonds de tiroirs ou des textes bâclés par des auteurs qui s'en foutent.
En revanche, je reviendrai à la nouvelle. J'ai adoré en écrire, ce dont je me sentais incapable, et ce pour quoi je pensais n'avoir pas d'idées de départ.

k-libre : Quels sont justement les bons auteurs de noir de nouvelles aujourd'hui si vous les lisez ?
Hervé Le Corre : Villard, puisqu'on en parlait, pour sa musicalité, et aussi les trucs marrants qu'ils font avec Pouy chez Rivages, et c'est à peu près tout. Ah si : Jean Vautrin a publié dans les années 1990 deux recueils superbes, à lire et relire.
Sinon, il y a des Américains : Kentucky Straight de Chris Offutt, Faire front ou Dur comme l'amour de Larry Brown, et puis toutes les nouvelles de Jim Harrison. Je lis en ce moment des textes de Raymond Carver, pour un petit travail qu'on m'a demandé : on est dans de la très grande littérature. Quelle leçon !

k-libre : Pourquoi Derniers retranchement ?
Hervé Le Corre : Parce que c'est à ces dernières extrémités que sont poussés mes personnages, il me semble. Dos au mur. Réduits à une violence désespérée.

k-libre : La majeure partie de ces nouvelles mettent en scène un désastre, une catastrophe annoncée, au sein d'une famille souvent recomposée. On a l'impression que tout est voué à l'échec et que la reconstruction est impossible. Vous avez songé à un partenariat avec Lexomil ou Xanax ? Plus sérieusement sur la reconstruction ?
Hervé Le Corre : On touche là à la question de la fonction d'un auteur. Aux raisons qui me poussent à écrire. Pour citer Rimbaud, qui explique dans sa "Lettre du voyant" : "je fixai des vertiges". Ce que j'essaie de faire en écrivant c'est de figer, autant que faire se peut, le maudit manège du monde qui tourne mal et le vertige, la nausée qui s'ensuivent. Les solutions ne sont pas dans mes livres, n'y seront jamais, et n'ont jamais été dans aucun roman. Je me permets de rappeler que le roman noir est né de la défaite historique de la classe ouvrière américaine, comme le disait très justement Manchette, et comme le simple examen de l'histoire le prouve. Le roman noir c'est la littérature des perdants, des damnés, des gens de peu, c'est l'intrusion d'une violence individuelle qui permet, dans le meilleur des cas, de sauver sa peau ou sa dignité, mais qui ne débouche sur aucune solution, parce que les solutions elles sont collectives, insurrectionnelles, révolutionnaires, si vous voulez le fond de ma pensée. Pensez à Germinal, archétype du roman social : il se termine dans la défaite de la grève, dans la catastrophe provoquée par un sabotage, dans la solitude d'Étienne Lantier.
Ce que je ressens du monde, c'est une douleur, une angoisse, une rage immense. C'est ça, et rien d'autre, que j'essaie d'exprimer au travers de mes intrigues et de mes personnages. Pour le reste, il faut militer, se syndiquer, manifester, ne rien lâcher. Ce que je fais AUSSI.
Et quant aux psychotropes dont vous citez les marques, loin d'en recommander la consommation, je conseille alors de lire d'autres livres que les miens. D'autres marques ? Marc Levy, Anna Gavalda... Rien que du bonheur. Mais on parle bien, ici, de roman noir et de littérature, non ?...

k-libre : Dans "La Nuit porte conseil", une nouvelle qui est elle aussi un peu en marge des principales de cet ouvrage puisqu'elle met aux prises un homme veilleur de nuit et écrivain à une inconnue qui va lui faire la peau, vous écrivez "faut s'adapter ou mourir". À vous lire, on a l'impression qu'il faut plutôt s'adapter à l'idée de mourir...
Hervé Le Corre : J'écris cela mais ce n'est pas moi qui le pense, est-il nécessaire de le préciser ? Drôle de question. Si l'on trouve ce recueil trop pessimiste ou déprimant, il faut laisser tomber et lire autre chose. Un bon Westlake, histoire de prescrire un véritable écrivain.
Après, sans vouloir faire trop de rappels, la question de la mort, y compris dans sa dimension métaphysique, est assez présente dans la littérature noire, non ?

k-libre : Vous insistez d'ailleurs sur l'intrusion cataclysmique dans un univers où le bonheur est malgré tout possible. C'est le cas de "Derniers jours", avec un couple de retraités paisibles qui vont se confronter à la violence de deux jeunes, et "L'Arrestation qui vient", où un couple va être obligé de se séparer pour le bien de sa fille après un licenciement (et je passe sur tout ce qui se passe dans cette très longue nouvelle, très sombre, sûrement l'une des pires si tant est que l'on puisse mettre une échelle à la noirceur de vos nouvelles).
Hervé Le Corre : Je montre seulement que le bonheur et l'amour sont sans cesse menacés et peuvent voler en éclats à tout moment, surtout dans la période actuelle où toutes les menaces, comme dans les années 1930, reviennent nous inquiéter. À relire votre question, je note que pour vous, plus c'est noir, plus c'est "pire"... je vais finir par devoir m'excuser de tant de noirceur ?

k-libre : Pouvez-vous nous donner des raisons d'espérer une fois le livre refermé ?
Hervé Le Corre : Battez-vous. Ensemble. Demain, il fera jour. Prenez votre amour dans vos bras. Écoutez rire vos gamins. Les cris vers 10 heures, un matin d'avril, dans la cour de récré d'une école proche.
Allez, vous êtes guéris.

k-libre : Après L'Homme aux lèvres de saphir, un roman historique avec le personnage de Lautréamont, et Copyright, une anticipation lunaire, allez-vous explorer d'autres genres ? À quand un grand western aquitain qui pourrait entrer dans une collection nature writing ?
Hervé Le Corre : Oui, tiens, c'est une bonne suggestion : une histoire de berger dans la Vallée d'Aspe attaqué par des trafiquants de vautours et ami des loups espagnols qui passent régulièrement la frontière. Il est aimé d'une ancienne pute bordelaise qui tient un peu plus bas sur la route des chambres d'hôtes. Tout finira mal, les vautours gagnent à la fin et les lecteurs se jettent du haut des falaises sur le Chemin de la Mature.

k-libre : Justement, vous connaissez déjà le thème de votre prochain roman ?
Hervé Le Corre : Oui. Bordeaux, 1958. Entre Shoah et Algérie. Ce sera noir, donc encore pire.


Liens : Hervé Le Corre | Derniers retranchements | Les Cœurs déchiquetés Propos recueillis par Julien Védrenne

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