Contenu
Ma vie des autres (185)
Courts récits de 1000 signes. 185 : une petite mousse en deuil. On enterre mon père aujourd'hui. Je regarde le cortège passer et lève discrètement mon bock de bière à sa santé. Je me terre au Café des Sports sur l'itinéraire du convoi entre l'église et le cimetière. Je me suis installé aux premières loges, mais à l'intérieur de l'établissement. Je n'ai pas eu le culot de m'asseoir en terrasse pour le narguer. La famille en deuil marche derrière le fourgon gris des pompes funèbres. Je ne tiens pas à ce qu'on me découvre. Je suis venu incognito. En touriste. Autant éviter qu'on jase au patelin sur le retour in extremis du fils prodigue. J'ai vu l'annonce dans le journal. Au moins, je pourrais dire que j'ai accompagné mon père à ma façon durant son voyage vers sa dernière demeure. J'ai fait cet effort, alors que lui a quitté le foyer conjugal juste avant ma naissance. Il a abandonné ma mère avec son bébé dans le ventre, sans un bien et sans laisser d'adresse. Je n'ai pas envoyé de couronne. Pas même une lettre de condoléances. Il y a des pères qui ne reconnaissent pas leurs enfants. Il y a des fils qui ne reconnaissent pas leur père. Il est juste que l'abandon familial marche dans les deux sens. Je commande une autre bière. J'ai la tête qui tourne. Je ne sais pas si on peut mourir de boire trop de bière. Mon père, paraît-il, c'est le cocktail alcool et solitude qui l'a tué.
Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
Blog de Jan Thirion
Liens : Jan Thirion
