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Ma vie des autres (168)
Courts récits de 1000 signes. 168 : un duo parfait. La bouche pleine, je ne peux m'empêcher de rire. Je ris de voir rire Rosalie, face à moi, la bouche pleine elle aussi. Elle veut parler. Elle ouvre à peine la bouche, que des bouts de boustifailles traversent la table jusqu'à moi. Je suis prêt d'exploser comme elle. Nos rires s'amplifient. Je comprends trop bien ce qu'elle veut dire, c'est trop drôle. C'est irrésistible. Je suis tellement pris par le rire que je m'en étrangle. Je tangue sur ma chaise. Ma gorge se bloque. Obstruée par la nourriture, la trachée n'avale plus d'air. En un mot, j'étouffe. De l'autre côté de la table, Rosalie est comme moi. Elle devient écarlate. Elle accroche à la table comme moi. Ses yeux écarquillés regardent dans le vide. Je comprends tout d'un coup le sens de l'expression "mourir de rire". À cause d'une blague, Rosalie est en train de crever, et moi pareillement. Elle tombe la première, les mains au cou. Je ne peux rien faire pour elle. À mon tour, je m'écroule. Je perds progressivement la notion de la réalité. Je me demande si on a déjà trouvé deux personnes mortes de rire en même temps. C'est peut-être la meilleure façon de terminer une existence commune. Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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