Contenu
Ma vie des autres (06)
Courts récits de 1000 signes (06). Je lui demande si elle en joue encore. Elle me répond : oui, de temps en temps. Je lui dis : tu sais que les touches sont en ivoire, on n'en fabrique plus des comme ça. Le piano droit est gentiment recouvert de bibelots et de petits tableaux décoratifs, avec sur le devant un cadre numérique où se succèdent des photos de famille. Je fais partie du diaporama, appuyé sur ma canne et baissant la tête pour atténuer les rides du front. On l'a acheté à un pharmacien, je continue d'expliquer. On est venu le chercher avec un cheval. C'était comme ça à l’époque. Il y avait des marches au perron, mais grâce aux grandes roues de la carriole et à des planches, on a pu faire passer le piano du couloir au chariot sans trop de difficultés. La dernière fois, quand ils sont venus le déménager pour te l'amener, ils n'étaient que deux. Je me suis demandé comment ils allaient faire pour le descendre dans l'escalier. Mais faut voir comment ils l'ont transbahuté ! Comme un poids plume, avec leur système de bretelles. Ce que je dis ne l'intéresse guère. Pour elle, je radote. Je lui ai peut-être déjà raconté ça cinquante fois. Je lui demande de me jouer quelque chose. Elle me répond qu'elle ne peut pas en ce moment. Elle dit qu'elle a mal au poignet à force d'ouvrir et de fermer les portes de la prison où elle travaille. À la place, elle met une musique qui ne me plait pas.Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
Blog de Jan Thirion
Liens : Jan Thirion
