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Ma vie des autres (64)
Courts récits de 1000 signes (64). Je ne peux pas. Je n'y arriverai pas. J'ai l'ustensile dans les mains, il me paralyse. Je l'ai nettoyé comme on m'a dit de le faire. Je l'ai rincé, je l'ai essuyé, j'ai fait du zèle pour gagner du temps au lavabo. J'ai les mains moites. Elles tremblent et j'ai mal au ventre. Le malade attend dans son lit. Il a sonné, il veut faire pipi. C'est mon premier jour. C'est à moi de lui porter l'urinal, il n'est pas autonome. Je dois le lui installer entre les jambes, et là, je bloque. Impossible de soulever le drap. Voir ses parties génitales me fait peur. Je n'ai jamais vu de près un adulte nu. Avec Abel, le petit ami qui m'a quittée, je n'ai eu que des relations chastes. Un sexe d'homme n'a rien à voir avec celui des garçonnets dont je me suis occupée en crèche. Je suis désolée, je craque. Ce n'est pas un boulot pour moi. En cours, quand je préparais mon BEP sanitaire et social, j'ai appris à m'occuper des patients avec un mannequin et des troncs humains en plastique. Je ne pourrais pas prendre son sexe entre mes doigts et le glisser dans la bouche de l'urinal. Que ce pauvre monsieur qui attend en serrant les dents me pardonne, je ressors de sa chambre. J'appelle de l'aide. Mille signes. Autant de preuves de vie adressées à autrui que de caractères dans chaque fiction. Chacun à mille existences et chacun est en miettes. "Ma vie des autres" collecte ces miettes et en fait un chemin de cailloux blancs ou noirs qui mène forcément quelque part.
Jan Thirion
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